Stratégies violentes et destin de femme. Valérie Béguet. Sciences de l’Homme & sociétés, avril 2005


 
Stratégies violentes et destin de femme
 
 
En ne reconnaissant pas le statut d’auteur de violence aux jeunes filles, notre société exprime un sexisme à rebours. L’image stéréotypée de la femme « maternante et douce » ne permet pas d’entendre la signification sous-jacente. Que les conduites prennent la forme « intermédiaire » ou « délinquante », il est essentiel de comprendre ces difficultés car l’attente de reconnaissance engage à répéter voire à aggraver la violence.
 
 On ne compte plus les ouvrages sur la violence des jeunes, mais très peu se sont intéressés aux filles. Présupposés, stéréotypes font qu’elles ont été les grandes oubliées dans ce domaine. Les comportements d’agressivité et de violence ne sont pourtant pas un fait nouveau concernant les filles, mais elles semblent avoir été balayées de la scène. Depuis quelques temps, certains professionnels commencent à s’interroger ; plus visibles, moins cachées, les filles semblent revendiquer leur droit « à la violence ». Alors que jusqu’à présent elles n’avaient que les rôles de victimes au regard de la violence, les voilà auteurs, ceci provoque une situation de malaise, car cela dérange chacun dans ses représentations.
 
 
Quelle identité ?
 
Si l’on reprend les propos d’Elisabeth Badinter(1), depuis l’homo sapiens, deux activités n’ont cessé d’être l’apanage respectif de l’homme et de la femme : la chasse et la guerre sont masculines, le maternage est féminin. Aussi va-t-on plus facilement accepter les écarts et les déviances des garçons, qui se doivent de se confronter au monde. Alors que les filles n’auraient qu’une destinée, celle d’être épouse et mère. Rappelons que l’éducation des filles se situe plus autour de la non-violence, de la douceur, de l’affectivité que de l’acquisition de techniques d’autodéfense. Elles semblent ne pas pouvoir utiliser la violence au même titre que les garçons, car la tolérance familiale et sociale instaure la différence.

 

Aujourd’hui les repères ont changé quant à l’avenir des filles. Depuis l’arrivée de la contraception, le destin féminin n’est plus circonscrit à la maternité. Avec la libération de la femme, la place de celle-ci a changé dans notre société, et certains parents ne savent plus trop quelle éducation donner à leurs filles (climat de rapport de forces : règles mal adaptées, hors de propos).
 
Les jeunes filles d’aujourd’hui qui ne sont pas contemporaines de ces mouvements féministes ne peuvent pas forcément en saisir l’importance. Prises dans un univers paradoxal, entre une société en perte de repères et parfois dans un contexte culturel, familial classique, voire archaïque, elles s’interrogent. Comment arriver à trouver un équilibre et donc avoir la possibilité de construire son identité ? La principale difficulté pour ces filles n’est pas la disparition des modèles féminins toujours bien représentés, mais la nécessité de leur donner un sens propre.
 
Dans le contexte actuel, la violence des filles pourrait être, au même titre que celle des garçons, une affirmation de soi, une construction identitaire. Les filles utilisant la violence comme un moyen de revendiquer un état, réfutant l’image stéréotypée de la femme qu’on ne cesse de leur rappeler.
 
 
Une criminalité cachée ?
 
Au regard de l’Histoire, la violence féminine a toujours existé, tout en étant très mal acceptée par la société. Les passages à l’acte des femmes paraissant minoritaires, il ne semblait pas y avoir de nécessité que l’on s’y arrête. Après avoir été longtemps sous-traitée, cette thématique est aujourd’hui devenue sujet d’actualité. Elle engendre des réactions très diverses dans une société ou le rôle de la femme est en pleine mutation. Aussi les stéréotypes sexuels ont des effets contradictoires dans ce domaine : s’ils jouent en faveur des femmes pour certains actes, ils leur seront défavorables là où elles transgressent l’image traditionnelle.
 
En France, la proportion des filles mineures reconnues comme auteurs de violence reste encore minime. Pourtant elles paraissent plus nombreuses à oser l’utilisation de la violence. Robert Cario souligne le fait que les filles se retrouvent plus souvent au sein de la criminalité cachée, celle qui est non-répérée, voire qui a bénéficié de la clémence des juges et n’apparaît donc pas dans les statistiques (proportion d’une fille pour quatre garçons, contre une fille pour dix garçons dans la délinquance apparente ) (2).
 
Concernant les filles auteurs, nous établirons une distinction en deux types, au regard de la criminalité cachée ou apparente. Un type « intermédiaire » : elles flirtent avec la limite sans passer vraiment à l’acte avéré, mais adoptent des attitudes de violence verbales, de provocation, d’intimidation. Un type « délinquantes » : elles osent le passage à l’acte, souvent d’ordre physique.
 
Nous pouvons trouver chez les intermédiaires des filles en échec scolaire qui voient leurs possibilités de sortir de leur condition s‘amenuiser ou des filles élevées dans un milieu familial privilégiant le rôle d’épouse et de mère au devenir professionnel. Certaines filles chercheront alors des moyens de se réaliser par elles-mêmes. L’utilisation de la violence est une façon pour celles-ci de démontrer qu’elles ne se laisseront pas faire, comme une révolte contre un état, une défense de leur propre personne. Se montrer combative, agressive, c’est montrer qu’on n’est pas forcément passive quand on est fille. Chez les délinquantes, on trouve des filles qui posent des actes assez graves. Elle vivent en général des situations familiales où elles portent une certaine responsabilité, assument des places qui ne sont pas les leurs (parentalisées). L’angoisse de leurs responsabilités, l’injustice qui en découle, le désir de vivre leur vie, peuvent provoquer un sentiment de malaise.
 
Le paradoxe chez les jeunes filles, c’est qu’elles combattent pour affirmer un rejet de l’autorité et une indépendance tout en manifestant à travers leur mal-être un désir de dépendance, car elle sont souvent frustrées d’affection et de soutien. Le passage à l’acte les expose, renforçant ainsi leur culpabilité à ne pas répondre à ce qu’elles devraient être, à ce qu’on attend d’elle, mais aussi en tant que représentante de leur sexe.
 
 
Victime du regard des autres
 
Quel que soit le cas, il semble difficile d’accepter qu’une femme puisse être auteur sans être avant tout victime. Les réponses se situent alors généralement au niveau de la protection de la personne, voire du soin thérapeutique pour une attitude vécue comme contre-nature. Les personnes qui les entourent vont alors chercher à réajuster cette défaillance, sous couvert de leur propre représentation ou éducation. Le passage à l’acte n’étant pas reconnu, il est alors dépossédé de son sens. En fin de compte, victimes elles le sont... du regard des autres. Actuellement on paraît plus enclin à pardonner aux filles dites intermédiaires, car bien qu’elles dérangent, elles ne commettent pas réellement des délits. Elles osent sans oser, utilisant souvent le pouvoir symbolique des mots. L’utilisation de la violence verbale, moins impressionnante que le passage à l’acte physique, fait que très souvent, on minimise les faits.
 
L’émergence de l’attitude de ces filles ne doit pas passer sous silence sous prétexte qu’elles ne représentent pas un danger pour l’ordre social. De plus si ces manifestations ne sont pas entendues et prises en compte, rien ne nous assure que le passage à l’acte ne sera pas une gradation supplémentaire dans les attitudes adoptées pour être vues, entendues, reconnues.
 
Pour ces filles, opter pour des attitudes de type machiste, c’est refuser d’être dans la passivité, c’est chercher à être femme par un acte de vie autre que la maternité, c’est sortir d’un statut de victime. Aussi en ce qui les concerne nous pourrions émettre l’hypothèse que l’utilisation de la violence, au-delà de l’expression d’une souffrance, peut être un cri à la vie, un besoin d’assise identitaire, d’affirmation de soi. Car que reste-t-il à ces jeunes filles prises entre l’image archaïque de la femme souvent victime et la possibilité d’être maître de son destin et de pouvoir jouir pleinement de la liberté et de l’autonomie ?
 
Jusqu’à présent la violence ne semblait pas à la portée des filles. L’évolution du statut de la femme et de sa libération, rend ceci aujourd’hui envisageable.
 
 
Un prix à payer
 
L’utilisation de la violence par les filles devient un fait, une réalité, et il faut faire avec. Mais en même temps les filles sont dans le jeu du déni, car on ne leur confère pas vraiment la responsabilité de leurs actes. La société ne semble pas prête aux changements. De ce fait les filles ne prennent pas trop de risque, car elles en mesurent très vite le prix à payer. Il existerait alors une zone intermédiaire d’utilisation de la violence où les filles peuvent avancer ou reculer, être dans le déni de ce qu’elles disent ou font. Est-ce qu’elles ne signent pas alors ici un accès au droit d’utiliser la violence comme moyen de changement ? Un moyen d’expression banalisé, permis.
 
Nous constatons une certaine difficulté à reconnaître la violence des filles, du fait d’un manque de réponse à celle-ci. Il y a une non-prise en compte de cette violence, de ses limites, ce qui amènerait pourtant des éléments de compréhension, de rationalisation. Ce n’est pas rendre service aux filles, car en ne voulant pas leur reconnaître la responsabilité, on continue à les infantiliser. Dès le départ l’acte posé est interprété.
 
Les filles peuvent alors être incitées à jouer sur deux tableaux, traitées cependant souvent en tant que victimes. Elles jouissent d’ailleurs de ce statut de victime, car elles ne sont pas prêtes à payer le prix de leurs actes en tant qu’auteurs, et réagissent de manière ancestrale, là où on les attend. Entre les deux, il y a une non-inscription de la personne et la société continue à le cautionner.
 
Accepter que les femmes puissent être violentes au même titre que les garçons, c’est consentir à une certaine égalité entre les hommes et les femmes. Mais ceci pourrait destabiliser l’équilibre maintenu depuis des générations sur les attentes et la place de chacun. Aussi nous pouvons constater que les femmes sont dans un sens sacrifiées, et enfermées dans un statut de victime, pour préserver un certain équilibre. Le fait ensuite de créer de créer tout un environnement autour de ce statut renforce la dite fragilité des femmes, ce qui peut expliquer ensuite la difficulté pour elles de passer à l’acte ou d’essayer de quelque façon que ce soit de sortir de ce statut.
 
La violence est en général lourde de signification, elle traduit des attentes, des désirs, des demandes et des frustrations. Mais elle porte un sens qui ne peut être appréhendé que si nous cherchons à le comprendre. Et la société ne doit pas se méprendre sur les enjeux de celle-ci.
 
Il paraît alors important de répondre à la violence des filles comme à celles des garçons, et d’éviter de tomber dans l’interprétation en donnant des circonstances atténuantes. Car ce que les filles attendent , c’est de sortir de ce statut de victime, de devenir femme par responsabilité et de façon consciente.
 
Valérie Béguet - responsable du pôle de ressources « Conduites à risques » du Conseil général du Bas-Rhin
 
Sciences de l’Homme & sociétés, avril 2005, n° 76, pp. 33-35
 

 

(1) E.Badinter, L’un et l’autre, Ed. O.Jacob, 1986
(2) R.Cario, Les femmes résistent au crime, L’Harmattan, 1997
 


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