La ville où les garçons ne naissent plus. Science et vie junior, mars 2006
[Déprimante mais passionnante enquête. Alors que les radicales-féministes stigmatisent, parfois à juste titre, le déséquilibre des naissances au détriment des filles, dans certaines sociétés - abusivement baptisé "gynécide" ou "sexocide" - elle nous montre que le phénomène existe en sens inverse, en l’occurence du fait de l’alliance du capitalisme sauvage et de la pollution industrielle, et en plusieurs points du globe. Entendrons-nous protester contre le "manque-à-naître" des garçons ceux-celles qui se lamentent sur celui des filles ?]
La ville où les garçons ne naissent plus
Un cri de douleur. Puis un hurlement strident. Un vrai cri de guerrier indien ! Ivre de bonheur, le père bondit dans la chambre de l’accouchée. Mais un regard de la sage-femme le stoppe net. Pas besoin de mots, il a compris. Cette fois encore, le fier guerrier est une mignonne petite guerrière. Fichue malédiction ! Qu’est-ce que cette tribu indienne a fait aux cieux pour qu’ils s’acharnent sur elle ? D’abord, on l’a spoliée de son immense territoire dans le sud du Canada, ne lui laissant qu’un lopin de terre. Une réserve de 850 âmes vivotant à l’ombre de la ville de Sarnia, dans la région des grands lacs. Et voilà que depuis le début des années 1990, il naît dans la communauté d’Aamjiwnaang de moins en moins de garçons... Aujourd’hui, le phénomène a pris une telle ampleur, que l’on compte dans le village trois équipes de base-ball féminines pour une seule masculine !
Alertées par les habitants inquiets, les autorités canadiennes ont envoyé sur place Constanze A. Mackenzie, une scientifique de l’université d’Ottawa. Elle a épluché les registres régionaux du département des affaires indiennes où sont enregistrés les naissances et les décès des habitants de la réserve. Et il a fallu se rendre à l’évidence. Depuis 1993, la proportion d’enfants mâles d’Aamjiwnaang n’a cessé de dégringoler. Alors que normalement dans le monde il naît entre 108 et 102 garçons pour 100 filles, les statistiques dans la réserve indienne indiquent la naissance de 82 garçons pour 100 filles durant la période 1994-1998, et encore moins à partir de 1999 : 53 garçons pour 100 filles ! Des chiffres affolants.
Un mystérieux phénomène dans une atmosphère toxique
L’origine de ce mauvais sort ? Tels les sorciers ancestraux, c’est dans des signaux de fumée, ceux que vomissent en continu les cheminées des usines alentour, que les scientifiques ont établi leur diagnostic. En effet, depuis un peu plus d’un demi-siècle, les vertes prairies et les marécages de la région des grands lacs ont fait place à l’un des plus importants complexes industriels et urbains de la planète. Rien que dans la banlieue de Sarnia, rebaptisée "la vallée chimique", il y aurait près d’une trentaine d’usines chimiques et petrochimiques (qui transforment notamment le pétrole), toutes concentrées sur les pourtours de la réserve !
Difficile d’imaginer pire cadre de vie : dans le village d’Aamjiwnaang, traversé par d’énormes canalisations (pipe-line), le chant des oiseaux est couvert par le vrombissement des machines, et il plane dans les rues une odeur nauséabonde. Les gens du coin parlent d’un mélange d’acide, d’oeuf pourri et de cabinet de dentiste. Mais surtout, les émanations et les déversements des usines ont empoisonné durablement l’air, le sol et les eaux de la réserve. D’après des analyses récentes, on y retrouverait des centaines de polluants différents : des dioxines, des pesticides, des métaux lourds comme l’arsenic, le plomb ou le mercure. Et bien d’autres composés très toxiques, présents pour certains dans des concentrations dix fois supérieures aux limites recommandées par le ministère de l’environnement canadien !
Le rapport entre la pollution ambiante et la disparition des garçons d’Aamjiwnaang ? Pour en savoir plus, c’est vers les animaux du coin qu’il faut se tourner. Car dans la région, la faune aussi s’est "féminisée" ! Ainsi, les goélands qui vivent sur les rives de la Saint-Clair donnent naissance à de moins en moins de mâles. Et ceux qui restent ne sont pas toujours bien en point : beaucoup fabriquent des substances qui normalement ne sont produites que par les femelles enceintes, et on a même identifié un oisillon affublé d’attributs des deux sexes (il possède à la fois des testicules et des ovaires) ! Les tortues ne sont pas mieux loties. Elles ont d’énormes problèmes de fertilité et leurs nouveaux-nés mâles ont un pénis ridiculement petit. Mais les plus touchés, ce sont les poissons. En différents points des grands lacs, dans les estuaires pollués ou en aval de certaines usines chimiques, vivent des populations où il ne reste plus aucun mâle !
Des polluants qui ressemblent aux hormones...
Chez les animaux, les coupables sont déjà identifiés. Ce sont des produits chimiques que l’on appelle des "perturbateurs endocriniens" (ou PE). Signe particulier ? Ces poisons sont des sosies des hormones, ces messagers chimiques qui, chez l’homme et chez les animaux, orchestrent dans les détails et de façon extrêmement précise des événements aussi importants que le développement de l’embryon, la mise en place du système nerveux, des organes sexuels et de tout ce qui concerne la reproduction. S’incrustant dans l’organisme des animaux, les PE stimulent ou bloquent les actions normalement déclenchées par les hormones auxquelles ils ressemblent, bousculant le fonctionnement normal du corps.
Et si les PE inversent le sexe des animaux, c’est parce que, pour la majorité d’entre eux, ce sont des sosies des hormones sexuelles féminines, les oestrogènes. Lorsque ces polluants contaminent les animaux mâles, qui normalement produisent très peu d’oestrogènes, ils imitent ces hormones et déclenchent chez eux soit l’affaiblissement de leurs traits masculins (baisse de la qualité du sperme, petit pénis), soit l’apparition de caractères femelles (ovaires), voire, parfois, comme c’est le cas chez les goélands et les poissons des grands lacs, une transformation totale en demoiselle !
...et perturbent la formation des organes sexuels
Les imitateurs d’oestrogènes auraient-ils également métamorphosé les bébés garçons d’Aamjiwnaang en bébés filles ? "Ne nous précipitons pas !" tempère Bernard Jegou qui étudie l’effet de ces molécules sur la reproduction humaine. "Depuis que l’on a découvert les PE, on les rend responsables de tout ! Certes, on sait qu’ils ont des effets sur les animaux, mais personne n’a jamais pu démontrer que leur présence dans l’environnement avait des conséquences sur la santé humaine." En effet, nous sommes beaucoup moins exposés à ces polluants que les animaux aquatiques qui, eux, baignent en permanence dans les oestrogènes concentrés dans l’eau et les sédiments des rivières.
"Et puis on ne peut pas comparer les hommes et les poissons !" précise Claude Pieau qui s’est intéressé aux effets des PE sur la faune. "Contrairement aux hommes, certaines espèces changent naturellement de sexe au cours de leur existence. Ils commencent leur vie en tant que mâle par exemple, mais s’il y a une pénurie de femelles, ils changent de sexe sous l’influence d’hormones qu’ils sécrètent , ce qui permet d’assurer la survie de l’espèce. En fait, chez ces animaux, les PE ne font que déclencher un phénomène qui existe déjà à l’état naturel. Chez l’homme, ce genre d’inversion n’existe pas."
En effet, ce qui définit le sexe d’un humain ce sont avant tout ses gènes. En gros, au moment de la fécondation, si le spermatozoïde qui féconde l’ovule est porteur d’un chromosome sexuel Y, le bébé sera un garçon, si le spermatozoïde est porteur d’un chromosome X, ce sera une fille. Certes, entre la sixième et la neuvième semaine de grossesse, quand les organes sexuels de l’embryon ne sont pas encore différenciés (c’est-à-dire à la fois mâles et femelles), des hormones interviennent, du moins chez le garçon. C’est un cocktail très précis d’hormones, sécrétées par l’embryon sur ordre du chromosome Y, qui va en effet permettre à ce moment-là la formation des bourses et du pénis, et la disparition des caractères féminins.
"Ainsi, explique Claude Pieau, si un embryon mâle est soumis à des PE qui dérèglent ce savant dosage d’hormones, on peut imaginer qu’ils gênent l’acquisition des caractères masculins, féminisant partiellement le foetus. C’est ainsi qu’on les soupçonne d’être responsables de l’augmentation des cas de micropénis ou de cryptorchidie (des testicules qui ne descendent pas)." Mais c’est quand même difficile d’imaginer que les PE puissent entraîner une réversion complète du sexe. car c’est un fait, chez l’homme, les gènes autant que les hormones commandent la "fabrication" des organes sexuels.
Ailleurs, la pollution a déjà eu des effets similaires
Reste que dans ces histoires de raréfaction des bébés garçons, il est difficile d’innocenter les usines avoisinantes. En effet, ce n’est pas la première fois qu’une chute du nombre de garçons dans une population est associée à une pollution chimique. L’exemple le plus connu est celui de Seveso, en Italie. En 1976, l’explosion près de cette commune d’une usine de pesticides a libéré d’énormes quantités de dioxines (des poisons qui, entre autres, imitent l’action des oestrogènes) dans l’environnement. Et bien des années plus tard, on s’est rendu compte que dans la descendance des hommes exposés jeunes (avant 19 ans) à ces niveaux élevés de dioxine, il y avait, comme à Sarnia, deux fois plus de filles que de garçons !
Comment agissent ces produits ? Pour le Suédois Aleksander Giwercamn, ils pourraient intervenir bien avant la conception de l’enfant, dans les testicules des futurs pères. Ils y modifieraient les proportions de spermatozoïdes X et Y qui, normalement, s’équilibrent à 50/50. Une thèse appuyée par une étude menée récemment par ce professeur en andrologie de l’Université de Malmô (Suède). En analysant le sperme de 149 pêcheurs contaminés par différents PE à effets oetrogènes, il s’est aperçu que les 20% de pêcheurs les plus touchés possédaient 1,6 fois moins de spermatozoîdes Y que les 20% les moins contaminés. Bon, la différence n’est pas énorme et il est trop tôt pour démontrer que cela a une quelconque influence sur la descendance de ces hommes. Mais Aleksander Giwercamm est en train de mettre en place des expériences pour vérifier si, comme il le pense, les PE peuvent sélectionner les spermatozoides.
D’autres chercheurs avancent une autre hypothèse. Selon eux, des polluants toxiques, et pas forcément des PE, pourraient opérer une sélection dans l’utérus de la mère en tuant spécifiquement les embryons mâles. C’est ce qui est arrivé à Minamata, au Japon, après un épisode de pollution sévère au mercure. De 1955 à 1959, on a observé une chute du nombre de naissances de garçons. Or, durant cette même période, on a enregistré une augmentation du nombre de mâles morts-nés. Attention, cela ne veut pas dire que le mercure n’est toxique que pour les garçons. Il empoisonne les foetus quel que soit leur sexe, perturbant leur développement et créant des anomalies au niveau de leur cerveau. Mais s’il tue plus particulièrement les garçons, c’est certainement parce qu’à tous les âges de la vie ils sont plus fragiles que les filles, plus sensibles aux effets de ce polluant, et meurent donc en plus grande proportion (eh oui, ce sont eux le sexe faible !). L’hypothèse est plausible, d’autant qu’on a constaté à Aamjiwnaang des désordres d’ordre neurologique chez de nombreux enfants et une augmentation anormale du nombre de fausses couches (avortements spontanés), jusqu’à six chez une même femme !
Certains Indiens ont décidé de se battre, d’autres s’en vont
Ainsi, pas de doute : les scientifiques sont convaincus que c’est un produit chimique qui a causé la raréfaction des bébés garçons d’Aamjiwnaang. Mais il leur reste encore à le prouver, et à identifier le ou probablement les coupables. Actuellement, les équipes de chercheurs qui enquêtent font des prélèvements afin d’établir l’identité et le taux des polluants présents dans l’organisme des Indiens. Ils prévoient également d’analyser le sperme des parents et de recenser la proportion des garçons chez les enfants morts-nés.
En attendant, les Indiens d’Aamjiwnaaang ont décidé de prendre leur destin en main et de se battre pour sauver leur terre et leur santé. Récemment, en diffusant des pétitions contre l’implantation d’une nouvelle usine produisant de l’éthanol, ils ont réussi à la faire déplacer à 50 km de la réserve. Ils sont également résolus à tenir tête aux industriels du pétrole, s’opposant à l’installation de nouveaux pipelines tant qu’ils n’auront pas reçu des subventions conséquentes. De l’argent qui, ils l’espèrent, leur permettra d’installer une usine de traitement de l’air, d’assainir les sites contaminés de leur réserve et de payer des experts.
Reste que cela risque de prendre beaucoup de temps avant que la réserve ne redevienne saine. Trop peut-être. Alors pour ne pas sacrifier une autre génération, certains se sont résignés. Ils prennent la route, accompagnés de leur ribambelle de filles, abandonnant le dernier lopin de terre qui les rattachait encore à leur histoire et à leurs ancêtres.
Remerciements à Vincent Laudet (CNRS INRA de Lyon), Anna Atlan (CNRS Rennes) et Jean-Pierre Cravedi (INRA Toulouse).
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Les fausses hormones sont partout !
Il n’y a pas que chez les Indiens que les garçons disparaissent. Au Danemark, aux Pays-Bas, au Canada, aux Etats-Unis, des études scientifiques ont montré qu’entre 1970 et 1990 il y avait eu une diminution du nombre de naissances de garçons. Durant cette période, il est né 0,1% de garçons en moins aux Etats-Unis et 0,2% en moins au Canada (5,6% dans certaines régions). A première vue, ça n’a l’air de rien. Mais cela représente tout de même la "perte" de 30000 petits Américains et de 8500 petits Canadiens sur vingt ans ! Les causes possibles ? Le recul de l’âge de la première grossesse, le stress... Mais aussi peut-être la pollution ambiante, notamment les perturbateurs endocriniens. Car ces enquiquineurs d’hormones sont partout, de la poussière de nos appartements et de la nourriture que nous avalons à l’atmosphère des villes et des campagnes ! Et ils nous contaminent tous, même à des doses infimes (une enquête du WWWF en a trouvé à l’état de traces dans le sang de tous les députés européens !). Qui sait si cette exposition faible mais constante n’a pas des effets sur notre santé ? Pour certains, elle pourrait être liée à l’augmentation du nombre de cas de malformations sexuelles (micropénis, testicules non descendues) et à la baisse de la qualité du sperme que l’on a constaté dans la plupart des pays industrialisés...
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Autres cas de disparition de garçons dans le monde
Seveso (Italie)
1976. Explosion d’une usine de fabrication de pesticides, et libération dans l’environnement de dioxines, des perturbateurs qui stimulent les oestrogènes.
61 garçons pour 100 filles dans la descendance des hommes contaminés avant 19 ans.
Minamata (Japon)
De 1932 à 1967, une usine pétrochimique rejette des résidus de métaux lourds, dont du mercure, dans la mer. Les habitants se contaminent en consommant du poisson. On constate une forte augmentation du nombre de bébés garçons morts-nés.
64 garçons pour 100 filles dans la descendance des femmes contaminées durant le pic de pollution de 1955-1959.
Ufa (Russie)
De 1940 à 1967, des usines agrochimiques libèrent dans l’environnement de nombreux composés analogues à la dioxine. En 2002, les habitants ont encore dans leur organisme des taux de ces polluants 30 fois supérieurs à la moyenne générale !
Entre 38 et 61 garçons pour 100 filles dans la descendance des personnes qui travaillaient dans ces usines.
Région de Yu-cheng (Taïwan) 1979.
De l’huile de riz utilisée pour la cuisson est contaminée lors de sa fabrication par un mélange de perturbateurs endocriniens, dont des PCB et des dioxines.
84 garçons pour 100 filles dans la descendance des hommes contaminés avant l’âge de 20 ans.
Région des grands lacs (Canada et Etats-Unis)
La consommation de poissons contaminés par des perturbateurs endocriniens de type PCB contamine la population.
69 garçons pour 100 filles dans la descendance des femmes contaminées fortement juste avant une grossesse.
Science et vie junior, n°198, mars 2006, pp. 35-40
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