Norvège, la père patrie. Le Monde, 28 juin 2011


 

 

Norvège La père patrie
 

Dans ce pays scandinave, 90 % des papas passent au moins trois mois auprès de leur nouveau-né grâce à la « pappapermisjon ». Mise en place en 1993, cette initiative essaime peu à peu en Europe.
 
En France, Audun Lysbakken passerait sans doute pour un homme politique un brin désinvolte : à l’automne 2010, après la naissance de sa fille Aurora, le ministre norvégien de l’enfance, de l’égalité et de la cohésion sociale a pris quatre mois de congé paternité. Durant seize semaines, Audun Lysbakken a changé les couches, fait les courses et préparé les repas pendant que sa femme reprenait le chemin du travail. « J’avais envie de passer du temps avec mon bébé et de montrer que le travail, aussi important soit-il, ne justifie pas que l’on se dérobe à ses responsabilités familiales, explique-t-il. Etre à la maison, c’est se soucier à la fois des petites et des grandes choses : savoir quand le bébé a mangé, connaître ses habitudes, ranger ses vêtements, être là lorsqu’il sourit pour la première fois. »

Audun Lysbakken n’a rien d’un original : quelques semaines après son départ, le ministre de la justice, Knut Storberget, prenait à son tour un congé paternité de trois mois pour s’occuper de son bébé, Ingrid. « Il y a quelques années, ces congés auraient sans doute suscité une grosse polémique, sourit Audun Lysbakken. Mais aujourd’hui, c’est l’inverse : c’est le fait de ne pas les prendre qui aurait créé une controverse ! En vingt ans, les mentalités ont complètement changé : les Norvégiens considèrent qu’il est normal que les pères passent du temps auprès de leurs enfants. Si l’on veut que les femmes obtiennent l’égalité dans le monde du travail, il faut que les responsabilités soient mieux partagées à la maison. »

En Norvège, cette petite révolution familiale a un nom : la pappapermisjon. A chaque naissance, les parents, qui bénéficient après l’accouchement d’un double congé de quinze jours, se répartissent ensuite un congé parental de quarante-six semaines indemnisé à 100 % ou un congé parental de cinquante-six semaines indemnisé à 80 %. Les petits Norvégiens passent donc leur première année auprès de leur mère... et de leur père : pour encourager les hommes à s’occuper de leurs enfants, un quota de dix semaines leur est entièrement réservé. S’ils boudent leur pappapermisjon, ces dix semaines que la mère ne peut prendre à leur place sont perdues, ce qui pénalise la famille tout entière. Le résultat est spectaculaire : en Norvège, 90 % des pères prennent au moins douze semaines de congé parental.

Grete Berget était ministre de l’enfance et de la famille lorsque la loi sur la pappapermisjon a été votée, en 1993, par un gouvernement social-démocrate. Aujourd’hui, elle sourit en repensant aux ricanements et aux haussements d’épaules qu’avait suscités à l’époque cette réforme inspirée par le modèle suédois. « Notre constat était pourtant simple, explique Grete Berget, qui est aujourd’hui conseillère auprès de la Médiatrice pour l’égalité. Nous venions d’une société où la répartition des rôles était très marquée : les hommes prenaient en charge le travail, les femmes la famille. Maintenant que les femmes sont entrées sur le marché du travail, les hommes doivent assumer leur part de responsabilité au sein de la famille. C’est cela, l’égalité ! »

Avant le vote de la loi, en 1993, seulement 3 % des pères prenaient un congé parental après la naissance de leur enfant. Deux ans plus tard, le chiffre bondissait à 70 % et il atteint maintenant les 90 %. « C’est une vraie révolution !, constate Elin Kvande, professeure de sociologie à l’université norvégienne de science et technologie (NTNU) et auteure d’un livre sur la paternité. Aujourd’hui, l.es pères sont plus proches de leurs enfants et ils participent plus activement à la vie familiale, pendant mais aussi après le congé parental. C’est une très bonne nouvelle pour les couples : les enquêtes montrent que plus les couples sont égalitaires, moins il y a de divorces. Beaucoup de séparations sont liées aux tensions qu’engendrent les inégalités qui persistent au sein du foyer. »

Petter Merok, directeur technologique de Microsoft en Norvège, fait partie de ces « nouveaux pères » que l’on aperçoit dans les rues d’Oslo, l’après-midi, en train de se promener avec leur poussette. Pour Olav, son fils aîné, il s’est arrêté de travailler pendant neuf mois ; pour Erik et Astrid, les deux petits, il a pris deux fois trois mois. Sa femme, qui est chirurgienne, avait alors repris le travail : Petter Merok était seul à bord avec les enfants. « Au début, on se dit qu’on va faire des tas de choses extraordinaires et, petit à petit, on apprend tout simplement à profiter du temps passé avec les enfants, raconte-t-il. Je me souviens d’avoir fait quelques recrutements pour Microsoft pendant cette période : je convoquais les candidats à la maison et on faisait les entretiens dans les parcs, en se baladant avec la poussette ! »

Aujourd’hui, Petter Merok a regagné son bureau mais ses rythmes de travail ont changé : il a beau être membre du conseil d’administration de Microsoft-Norvège, il accompagne ses enfants à l’école tous les matins, il déjeune rapidement d’un sandwich à midi et il quitte son bureau vers 16 h 30. Les bonnes habitudes prises lors de sa pappapermisjon semblent perdurer. « Si vous me demandez ma part de travail domestique, je dirai nettement plus de 50 %, si vous demandez à ma femme, elle dira plutôt 50 % !, plaisante-t-il. Mon père et mon grand-père ont sûrement eu une vie plus facile ! Mais je ne le regrette pas : même les boulots les plus passionnants paraissent pâles à côté des moments que je passe avec les enfants. »

Lorsque Petter Merok a demandé un congé, à la naissance de ses enfants, Microsoft n’a pas tiqué : comme la plupart des entreprises norvégiennes, celle-ci a fini par s’adapter aux nouvelles règles... au point d’obtenir, en 2011, le label « Great place to work », notamment en raison de sa gestion des congés paternité. « Aujourd’hui, le congé paternité est totalement entré dans les moeurs, affirme Liv Ragnhild Teig, l’une des dirigeantes du Medef norvégien, le NHO. Les entreprises n’ont pas le droit de le refuser puisqu’il s’agit d’un droit accordé aux pères. Et elles trouvent des solutions assez facilement : elles répartissent la charge de travail supplémentaire entre les autres employés ou elles embauchent un remplaçant pour quelques mois ou pour un an. Finalement, ce n’est pas très compliqué. »

Les entreprises qui se font tirer l’oreille sont rares : en 2010, la Médiatrice pour l’égalité et contre les discriminations, Sunniva Orstavik, n’a reçu que dix plaintes concernant la pappapermisjon. « C’était le cas, par exemple, d’un homme qui s’est vu refuser un poste parce qu’il avait déclaré qu’il souhaitait prendre son congé paternité, explique-t-elle. Certaines entreprises restent réticentes mais, en général, elles ne freinent pas les demandes. De toute façon, elles ne peuvent pas puisque le congé paternité est un droit garanti par la loi. Les mentalités ont vraiment bougé : les Norvégiens considèrent aujourd’hui qu’il est bon, pour le bien-être du bébé, qu’il passe du temps avec son papa : un père proche de ses enfants pendant l’enfance le restera toute sa vie.  »

Le système des congés parentaux coûte cher, mais la Norvège n’en a cure : grâce à son pétrole, elle ignore tout des déficits publics... Ce n’est d’ailleurs pas son coût qui préoccupe les - rares - opposants de la pappapermisjon : pour le parti conservateur, c’est le principe même du quota qui pose problème. « Chaque famille est unique, et c’est à elle, pas à l’Etat, d’organiser la vie quotidienne de ses enfants, affirme Julie Brodtkorb, l’une des dirigeantes du parti de droite Hoyre. Avec la pappapermisjon, la politique entre dans la vie familiale. Le système est trop rigide : nous préférons les incitations - notamment fiscales - du féminisme de droite aux obligations imposées par le féminisme d’Etat. Il faut faire confiance aux familles. »

Le premier ministre travailliste Jens Stoltenberg compte, au contraire, poursuivre sur la voie tracée par la loi de 1993 : au 1er juillet 2011, le quota réservé aux pères passera de dix à douze semaines et, en 2012, il devrait atteindre quatorze semaines. Le syndicat de gauche, LO, mais aussi le NHO, souhaitent aller plus loin encore : ils plaident pour un congé parental partagé en trois, un tiers pour la mère, un tiers pour le père, un tiers au choix. « C’est un peu rigide, tempère le ministre de l’enfance, de l’égalité et de la cohésion sociale, Audun Lysbakken. Nous voulons que chaque famille puisse s’asseoir autour d’une table, discuter et partager le congé au mieux. Une véritable transformation culturelle est en marche : il n’est pas nécessaire de partager en trois tiers pour que les pères passent de plus en plus de temps auprès de leurs enfants. »

L’instauration de la pappapermisjon n’a évidemment pas suffi à gommer toutes les inégalités hommes-femmes : en Norvège, les écarts de salaire s’élèvent encore à 15 %, les femmes représentent les gros bataillons du temps partiel subi et elles restent souvent cantonnées dans le secteur public. « Nous sommes dans une société d’égalité « light » », résume la médiatrice, Sunniva Orstavik. Le quota norvégien a cependant lancé une petite révolution qui essaime peu à peu dans toute l’Europe : l’Islande, l’Allemagne et, plus récemment, le Portugal, ont choisi de réserver une partie du congé au père. La France pourrait un jour se diriger dans cette voie : c’est en tout cas ce que propose le rapport préparatoire de la table ronde sur l’égalité hommes-femmes qui devrait avoir lieu le 28 juin, sous la présidence de la ministre des solidarités et de la cohésion sociale Roselyne Bachelot.

Anne Chemin

Le Monde, 27 juin 11



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