Le fabliau des tendres pères. Didier Lett. Nouvel observateur, hors série n°49, décembre 2002


 
[Les nouveaux pères existaient déjà au Moyen-Age ! ]
 
Le fabliau des tendres pères
 
par Didier Lett
 
La découverte récente de la paternité médiévale, débordante de tendresse et d’attention portée à l’enfant, permet d’éclairer d’une lumière nouvelle les profondes mutations qui affectent aujourd’hui le rôle du père.
 
Très longtemps, l’histoire de la paternité s’est construite à partir de sources normatives (coutumiers, traité de droit, etc.), privilégiant une approche uniquement juridique qui a laissé dans l’imaginaire collectif la figure d’un père médiéval sévère, autoritaire, perçu surtout en termes de pouvoir (la patria potestas). Un père géniteur, soucieux du sang de son lignage ; un père décideur, qui prend peu le temps d’aimer ses enfants et se désintéresse complètement de ses filles et des garçons avant qu’ils aient atteint l’age de raison (l’aetas discretionis) ; bref, un père lointain. Très réductrice, cette figure ne montre qu’un aspect de ce qu’était la paternité au Moyen-Age. En effet, la sécheresse de ce type de documentation – qui vise à donner une image de la société telle qu’on voudrait qu’elle soit et non telle qu’elle est – interdit à l’homme de manifester quelque tendresse. Si nous tentions, à travers nos codes de lois contemporains, de faire émerger l’amour paternel, nous serions bien déçus. Nous pourrions faire une liste de droits et de devoirs, mais l’affection des pères y serait peu présente.
 
Le père médiéval ne dispose plus du pouvoir absolu qui était entre les mains du père romain. Dès le Bas-Empire, l’intervention de plus en plus nette de l’Etat dans la vie privée et l’influence grandissante des idées stoïciennes provoquent un relâchement juridique de l’emprise paternelle sur l’enfant. La législation des premiers empereurs chrétiens (à partir de Constantin) renforce encore ce déclin, autorisant des déchéances d’autorité paternelle dans les cas où le père abandonne l’enfant, livre sa fille à la prostitution ou contracte une union incestueuse. Avec la christianisation de la société, la pietas limite de plus en plus la potestas du père. Le droit de vie et de mort échappe désormais au chef de famille parce que, en dernière instance, ce droit ne peut appartenir qu’à Dieu le Père.
 
A l’époque romaine, la paternité est un acte volontariste. Un homme choisit plus ou moins librement d’abandonner ou d’adopter. Pour l’Eglise médiévale en revanche, est père celui qui a engendré des enfants légitimes dans le mariage. Fortement institutionnalisée, la paternité médiévale a produit de solides liens organiques entre parentalité et conjugalité, situation qui contraste avec ce que les sociologues observent aujourd’hui où, dans les formes d’organisation de la famille, ces deux notions sont de plus en plus séparées.
 
Si l’on veut tenter de définir la paternité médiévale, il convient également de la replacer dans une conception chrétienne qui hiérarchise les formes de parenté. Etre chrétien, c’est avant tout être fils de Dieu. Dans le Nouveau Testament, Jésus refuse d’attribuer à l’homme le Nom-du-Père : « N’appelez personne « votre père » sur la Terre, car vous n’en avez qu’un, le Père céleste  » (Matthieu 23, 9). Dans le discours ecclésiastique, la filiation spirituelle est toujours présentée comme supérieure à la paternité terrestre, car dégagée de tout lien charnel. A plusieurs reprises, le Christ proclame cette supériorité : « Qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi. Qui aime son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi  » (Matthieu 10, 37). C’est pourquoi le parrainage a été inventé : à partir des VIIIe-IXe siècles, chaque chrétien, au moment de son baptême, se voit attribuer un autre père – le parrain (patrinus ou pater spiritualis) – qui se substitue au père biologique pour engendrer spirituellement son filleul. La filiation est si bien établie et ancrée dans les mentalités qu’on finit par croire à une hérédité spirituelle. On pense en effet que le parrain transmet ses vertus à son filleul. Le jour du baptême, ses gestes et ses paroles déterminent les qualités futures de son fils spirituel.
 
Afin de comprendre ce qu’est un père au Moyen Age, il est crucial d’intégrer la manière dont celui-ci s’approprie symboliquement son enfant. Tout père médiéval lègue à ses descendants des biens matériels (maison, terre, échoppe…). Particulièrement attentif au nom que va porter son enfant, il transmet également un patrimoine symbolique, manière d’assurer sa pérennité. Vers 1260, Philippe de Novare déclare : « A travers ses descendants qui portent son nom, le père prolonge durablement , ici-bas, son souvenir et celui de ses ancêtres  ». Un autre mode d’appropriation symbolique, lui aussi tout à fait essentiel pour définir la paternité, est la manière dont le père ou l’entourage de celui-ci perçoit la ressemblance père-enfant. Vers 1230, l’encyclopédiste franciscain Barthélémy l’Anglais écrit : « Naturellement, le père cherche à multiplier son apparence dans ses fils (suam speciem multiplicare in filiis […] ; il engendre un fils lui ressemblant le plus en apparence et en image [in specie et in effigie] lorsque la vertu contenue dans la semence paternelle surpasse celle qui se trouve dans la substance maternelle. »
 
En affirmant une ressemblance entre le père et le fils, l’épouse-mère « désigne le père  » - à une époque où aucune preuve de paternité n’est possible – mais encore redouble d’amour pour sa progéniture. Le 24 novembre 1503, Marietta, femme de Machiavel, seize jours après la naissance de son premier fils Bernardo, annonce par lettre l’heureux événement à son époux en ces termes : « Le bébé est bien portant et te ressemble. Il est aussi blanc que la neige mais son visage est comme du velours noir et il est chevelu comme toi. Cette ressemblance me le rend plus beau. » En produisant du semblable, le père médiéval participe au cycle continu de la Création, comme Adam « engendra un fils à sa ressemblance » (Genèse 5, 3) après avoir été créé « à l’image de Dieu » (Genèse 1, 26).
 
On la voit, la paternité médiévale offre une forte dimension symbolique et s’inscrit dans un système complet et hiérarchisé de liens de filiation qui font de tous les chrétiens des fils de Dieu le Père. C’est pourquoi l’opposition qui suscite tant de débats aujourd’hui entre père biologique et père social n’est pas pertinente à l’époque.
 
Durant tout le Moyen Age, pédagogues, juristes, théologiens ne cessent de rappeler que le père a le devoir d’éduquer ses enfants : il faut qu’il « [les] garde auprès de lui jusqu’à ce qu’il les ait pourvus comme tout prud’homme doit se comporter à l’égard de ses enfants » [Philippe de Beaumanoir, vers 1283]. L’homme médiéval est persuadé que ce que le fils ou la fille apprend de son père lui profite plus que tout autre conseil, que l’enseignement paternel est mieux compris et intégré. L’idée d’une transmission par l’exemplarité est donc particulièrement forte. Les pères, à l’image des prédicateurs, éduquent par le geste et par la parole. Gestes et paroles qui marquent parfois si profondément les esprits enfantins qu’ils s’en souviennent avec précision, bien plus tard, devenus adultes. C’est le cas de Jean Gerson (1363-1429) qui se rappelle son père, debout contre le mur de la maison, les bras en croix, lui disant solennellement : « Regarde, mon fils, c’est comme cela que ton dieu a été crucifié, et qu’il est mort, pour ton salut. » Image indélébile que celle de ce père imitant, pour son fils, le supplice du Fils du Père.
 
Un père maternant
 
Le père doit chastier ses enfants. Chastier signifie à la fois réprimander et instruire. Le sens de réprimande, d’avertissement que ce mot enveloppe n’entraîne pas nécessairement un châtiment corporel. Même si les traités préconisent l’utilisation de punitions physiques, beaucoup insistent sur la nécessité d’une grande modération des coups pour qu’ils soient « efficaces ». Les sources narratives offrent peu d’exemples d’enfants frappés par leurs pères.
 
L’étude des fabliaux, récits de miracles, exempla… qui mettent en scène des pères révèle une forte présence paternelle auprès de l’enfant. Dans un récit de la fin du XVIIIe siècle, Jean et Marguerite, parents d’une petite Marote de vingt et un mois très malade, se rendent au sanctuaire de Saint-Denis pour visiter le tombeau de Saint Louis afin d’obtenir son intercession : « Jean tint la dite fillette par derrière sous les aisselles et mit la bouche de l’enfant et la partie malade sur le tombeau. Alors la fillette se mit à crier comme si on l’avait piqué. » Le lambeau de chair qui couvrait une partie du visage de Marote tombe au moment du cri. Dans ce miracle, le père joue un rôle capital, vecteur entre le saint et la miraculée.
 
Dans un fabliau intitulé « celui qui botta la pierre », un paysan revient de son travail. Voici comment se déroulent les retrouvailles du soir avec son fils : « Lorsque l’enfant voit arriver son père, il s’élance à sa rencontre. Il le rejoint sur le seuil de sa porte, lui fait la fête et saute sur lui en disant : « Beau père, Dieu vous garde et vous donne joie et vous fasse honneur. » Le prud’homme étreint son enfant et l’emporte joyeusement. » Une autre source de la fin du XIIIe siècle rapporte que Hue, un Anglais de Saint-Denis, a l’habitude de prendre la température de ses enfants qui souffrent de fièvres quartes à chaque manifestation de la maladie, tous les jours, entre prime et tierce, et ce du mois d’août à Pâques, c’est-à-dire pendant huit mois.
 
Il arrive parfois que le père essaie de protéger son enfant contre une mère défaillante. C’est le cas, au XVe siècle, d’un orfèvre parisien, Jean Lambert. En 1424, son épouse accouche d’un troisième enfant, qu’elle ne peut allaiter comme elle l’a fait pour les deux premiers. Jean place donc le nouveau-né chez une nourrice : l’état de santé du petit étant de plus en plus préoccupant, Jean décide de le reprendre à son domicile avec ladite nourrice. Aux côtés d’une femme qui n’assume plus son rôle de mère et tente à plusieurs reprises de se suicider, ce « père nourricier » prend complètement en charge la vie de son enfant malade, qu’il mène en pèlerinage à Saint-Germain-des-Prés. Malgré ses efforts, Jean ne pourra empêcher le drame : la mère finit par jeter le bébé dans un puits.
 
Ce type d’exemples abondent : inutile de les multiplier. Même les sources juridiques, pourtant bien discrètes sur ces sentiments, prennent en compte l’affection paternelle. Dans le « Conseil de Pierre de Fontaine », manuel de droit coutumier picard rédigé entre 1253 et 1259, le législateur excuse le père qui ne se rend pas au tribunal si, dans les jours qui précèdent la tenue du plaid, il a perdu un enfant de moins de trois mois. On considère que la douleur qu’il ressent le dispense de cette convocation et l’autorise à rester avec les siens.
 
Si l’on se tourne vers les sources iconographiques, le constat n’est guère différent. Peu d’images illustrant les encyclopédies où les textes hagiographiques montrent les relations père-fille. mais nombreuses sont celles qui mettent en scène un père attentif qui initie, éduque, joue avec ses fils et prie pour eux en cas de malheur. Un père y est particulièrement valorisé : saint Joseph. Au début du XVe siècle, sous l’égide de Jean Gerson, on assiste en effet à une formidable promotion du culte de l’époux de la Vierge, représentant un modèle de paix et d’union dans une époque troublée par les guerres et par les divisions. Joseph est l’image des pères du temps, recherchant la survie de la maison ; celui qui, en dehors de tout lien de filiation charnelle, par amour pour Dieu, a défendu son épouse et son enfant.
 
Complicité dans le jeu et dans le travail
 
Dans les scènes de la Nativité, l’image du « père social » du Christ est double : à côté de la représentation traditionnelle d’un Joseph tourné en dérision – mieux connue mais finalement minoritaire – en existe une autre, celle d’un père « maternant ». Peu enclins à montrer ces images qui les dérangeaient, les historiens du XIXe et de la première moitié du XXe siècles les ont occultées. Dans ces sources, Joseph est au contraire représenté comme un personnage très actif : il va chercher du bois pour allumer le feu qui réchauffera Marie et son nouveau-né, verse l’eau qui servira à soigner le bébé, répare le soufflet, attise le feu à quatre pattes en soufflant sur les braises, prépare la bouillie, prend l’enfant dans ses bras et le berce, se couche à ses côtés, sèche les langes. Lorsque son fils est un peu plus grand, Joseph lui confectionne des jouets ou s’amuse avec lui à la toupie. Très tôt, Jésus l’accompagne au travail : on le voit, par exemple, ramasser les copeaux lorsque Joseph ponce.
 
Les images représentant des scènes profanes sont assez rares mais se multiplient dans les deux derniers siècles du Moyen Age. Elles mettent en lumière une grande complicité père-enfant, dans le jeu comme dans le travail : les petits ramassent des glands lorsque le père abat un chêne, effraient les oiseaux dans les champs pendant que le père sème du blé, tiennent les pattes du mouton que le père tond et, à la vendange, aident à fouler le raisin dans la cuve.
 
Certes, il existe au Moyen Age des pères trop autoritaires, des fils ingrats, des conflits (d’héritage), des haines, des rancœurs entre père et enfant. Pourquoi donc n’en serait-il pas ainsi dans une société où il y a place pour tant d’émotions et de sentiments ?
 
Figure d’autorité dans le droit, le père médiéval n’en demeure pas moins un père présent auprès de ses enfants, affectueux et soucieux de transmettre ses propres valeurs. Sa « découverte » récente révèle le souci grandissant des historiens pour tout ce qui a trait à l’enfance, à la famille et à la parenté. Elle permet également d’éclairer d’une lumière inédite le débat contemporain et de nuancer ce qui peut trop facilement apparaître comme une nouveauté. Les « nouveaux pères », sous une autre forme, dans un contexte culturel, religieux, social et économique certes très différent, ont déjà existé.
 
Didier Lett est historien.. Il a notamment publié « Les enfants au Moyen-Age (Ve-XVe siècle) » (avec Danièle Alexandre-Bidon ; Aubier, 1997) « L’enfant des miracles – Enfance et société au Moyen-age (XIIe-XIIIe siècle ) » (Aubier, 1997). Dernier ouvrage paru : « Famille et parenté dans l’occident médiéval (Ve-XVe siècle » (Hachette, 2000)
 
Le nouvel Observateur, hors-série n°49, décembre 2002, p.30
 
 
 
 
 


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