Homo mulieri lupus ? Marcela Iacub, Hervé Le Bras. Les temps modernes, n° 623, février 2003


[Magistrale déconstruction et réfutation de l’ENVEFF, effectuée en 2003 non par des militants, mais par deux sociologues de renom. Après cela, il est impensable de la considérer encore comme une référence sérieuse... et c’est pourtant ce qui se passe. Les médias la citent révérencieusement, et (en 2008) le Ministère du travail, des relations sociales et de la parité la place en tête de la liste d’enquêtes proposées sur son site. Cherchez l’erreur... ]  

 

Homo mulieri lupus ? A propos d’une enquête sur les violences envers les femmes

Comment en finir avec les inégalités entre les hommes et les femmes ? Voilà la question qu’ont tenté de résoudre les nombreux courants du féminisme depuis plus de deux siècles. Les solutions proposées sont loin d’être les mêmes mais elles partagent la vertu d’avoir pris le risque d’y répondre dès l’ouvrage fondateur de Mary Wollstonecraft.

Depuis quelque temps, en France, on semble oublieux de cette diversité et de cette richesse des diagnostics et des stratégies, au profit d’un féminisme institutionnel qui fait de la victimisation des femmes le noyau dur de sa politique, qui traite d’antiféministes, voire de réactionnaires , ceux et celles qui s’écartent de cette position. La récente controverse autour de la prostitution a donné l’occasion de montrer la violence de ces accusations lorsqu’on se hasarde à sortir des mailles de l’abolitionnisme ou du prohibitionnisme. la réflexion qui suit constitue une critique de ce féminisme victimiste. Nous espérons qu’au lieu de susciter l’anathème qui semble à la mode de nos jours, le texte qui suit aide à faire réfléchir aux politiques les plus à même de venir à bout de la situation d’infériorité qui est celle des femmes d’aujourd’hui. 

Une récente enquête consacrée aux " violences envers les femmes au quotidien ", menée à la demande du secrétariat au droit des femmes et à la formation professionnelle, vient de dresser un constat effarant. Chaque année, plus de 4 millions de femmes françaises âgées de 20 à 59 ans sont victimes de pressions psychologiques au sein de leur couple (37% des couples) : 1,5 millions font l’objet de telles pressions sur leur lieu de travail (16,7%), 1 million au moins ont subi un harcèlement sexuel dans l’espace public (8,3%). Plus on pénètre dans l’intimité, plus la situation s’aggrave. Ainsi, les agressions physiques qui atteignent 0,6% des femmes au travail et 1,7% dans l’espace public s’élèvent à 2,5% au sein des couples. En compensation, les agressions moins directes que constituent les insultes et menaces verbales croissent du privé au public comme si l’intimité favorisait le passage à l’acte : 4,3% des femmes en ont souffert dans leur couple, 8,5% sur leur lieu de travail et 13,2% dans l’espace public, au cours des douze derniers mois, soit 1,8 million. Les auteurs de l’enquête soulignent d’ailleurs que " c’est dans la vie de couple que les femmes subissent le plus de violences psychologiques, physiques et sexuelles ".
 
Depuis cette publication, la plupart des études consacrées à la situation des femmes en France ont cité avec respect ces résultats. Les médias se sont appuyés sur les chiffres les plus spectaculaires de l’enquête pour recommander un changement des mentalités plutôt qu’une réforme sociale : transformer le comportement inadmissible des hommes, proposer de nouvelles lois, plus sévères, envers ceux qui commettent un acte de violence à l’encontre d’une femme en espérant que ces mesures répressives permettent aux hommes d’intérioriser, enfin, que la loi protège désormais les femmes contre leur brutalité. Tout cela constituerait finalement une nouvelle étape de ce que Norbert Elias appelait le processus de civilisation qui permet aux individus d’assumer directement le contrôle de leur propre violence.
 
La lecture attentive de l’enquête éveille toutefois rapidement des doutes. Comme nous allons le montrer, elle obtient ses résultats par une redéfinition préalable de ce qu’elle prétend mesurer, jouant du flou des mots pour épaissir celui des maux. Les effets de suggestion de la réponse par la question posent deux problèmes : comment un tel travail a-t-il pu être mené dans le cadre d’une enquête officielle ? Comment comprendre qu’il ait été reçu avec aussi peu de recul critique ? C’est vraisemblablement parce que l’enquête ne prétendait pas tant découvrir que révéler et que, en même temps qu’elle venait confirmer un sentiment confus, elle s’inscrivait dans un discours de légitimation d’un projet politique caractéristique d’une nouvelle tendance du féminisme, qui a acquis de la visibilité lors du vote de la loi sur la parité : devant la persistance des inégalités entre les hommes et les femmes, l’enquête oriente inévitablement vers une réponse sans ambiguïté : l’infériorité sociale des femmes est entretenue par une organisation de la violence, exercée par les hommes sous ses formes les plus diverses, dont l’effet unique sinon le but est de dominer l’autre sexe ; on ne remédiera donc à cette situation qu’en révélant la violence, cachée par les victimes et étouffée par les bourreaux, et en punissant enfin les responsables. Ceci s’est traduit pendant la dernière période du gouvernement Jospin par la mise en place d’une série de mesures répressives qui ont fait de la violence et plus particulièrement de la violence sexuelle à la fois la source des inégalités entre les sexes, l’essence de leur rapport et le lieu stratégique où elles sont censées intervenir .
 
Nous allons, dans un premier temps, montrer la facture de l’enquête, afin de l’articuler ensuite avec les principaux postulats de philosophie politique qu’elle nous paraît véhiculer. 

 

UN EXEMPLE : L’INDICE GLOBAL DE HARCELEMENT SEXUEL

Commençons par un exemple. Les auteurs de l’enquête ont mis au point un " indice global de harcèlement sexuel " dans l’espace public. Ils en donnent la définition suivante : " Avoir au moins une fois, été suivie, ou en présence d’un exhibitionniste, ou avoir subi des avances ou une agression sexuelle. " C’est la recette bien connue du pâté d’alouette et de cheval : une alouette pour un cheval. On met en effet en commun les résultats de la question P2 du questionnaire de l’enquête  : " Quelqu’un vous a-t-il suivie avec insistance, à pied, en voiture ou en moto ? " (il peut s’agir d’un ou de plusieurs hommes ou femmes, adolescents ou adultes) et celui de la question P8.3 : " Est-ce que quelqu’un est parvenu à avoir avec vous un rapport sexuel contre votre gré ? si oui combien de fois ? ". Non seulement, le nombre de réponses positives à la première question (5,2%) excède largement celui de la seconde question (non fourni), mais cette dernière est elle-même immergée dans une catégorie intermédiaire plus large intitulée " avances et agressions sexuelles " (1,9%) qui regroupe les " avances sexuelles ", les " pelotages ", les " tentatives de viol " et les " viols ".
 
Bien qu’elles soient comptées dans la section du questionnaire vouée à l’espace public, les " avances " n’y sont pas définies. La question est seulement posée dans la partie consacrée au travail en T9 : " Est-ce que quelqu’un a eu des attentions insistantes et gênantes pour vous, vous a fait des avances sexuelles que vous ne désiriez pas, ou vous a obligée à regarder des images pornographiques ? si oui, combien de fois ? " A nouveau un glissement s’opère au sein de la même question entre une " gêne ", puis des " avances ", et enfin l’obligation de regarder des " images pornographiques ". Par un raccourci saisissant, ce qui n’est peut-être qu’une tentative amoureuse maladroite est transformé en une séance contrainte dans un sex-shop. On constate donc que la même graduation organise la définition des " avances ", puis celle des " avances et agressions sexuelles ", puisque s’intercale, entre les premières et le viol, l’étape intermédiaire du " pelotage ", cerné par la question P7 : " Au cours des douze derniers mois, quelqu’un a-t-il, contre votre gré, touché vos seins, vos fesses, vous a " pelotée ", vous a coincée pour vous embrasser, dans la rue, les transports ou un autre endroit public ? " On comprend qu’il sert à créer des continuités en rassemblant dans une même et unique mesure statistique les actes les plus graves et les plus anodins.
 
La question P3 : " Est-il arrivé que quelqu’un exhibe devant vous ses organes sexuels ou se déshabille ? " prête à confusion et même à sourire. L’usagère des piscines parisiennes ou du naturisme répondrait par l’affirmative sans se sentir concernée ou dérangée. En réalité, cette question balise un parcours unificateur qui commence à P2 par " être suivie ", se poursuit par P3, l’exhibition de la sexualité, puis par une déclaration en T9 (les trois formes d’avances chaque fois plus explicites). En P7, le contact physique est établi (pelotage et ses variantes) et dès lors tout va très vite : attouchements sexuels en P8.1, tentative de rapport sexuel en P8.2, viol en P8.3. N’importe lequel des segments de ce parcours équivaut au tout condensé dans l’indice global de harcèlement sexuel. Chacun contient en germe les étapes suivantes. 
 
Dans le domaine des violences physiques, les étapes sont d’habitude bien différenciées : gifle ou tape, coup, blessure superficielle, profonde, mutilation, tentative d’homicide, homicide. Chacune a son tarif pénal et sa position dans la statistique. Mais dès qu’il s’agit de rapport entre les sexes, il semble qu’il faille postuler une totalité indissociable. Chaque pièce est inséparable des autres, dont elle fournit un indice probant quand on la saisit. Si l’on commence par suivre une personne, tôt ou tard on se fera connaître d’elle, on l’abordera et on la violera. Tout cela fait partie du même ensemble de phénomènes, est animé par la même logique. Tout préliminaire présage l’issue la plus violente, que ce soit dans la rue, à l’usine ou dans la famille.
 
L’enquête regroupe ainsi sous une dénomination commune des situations anodines telles qu’être suivie dans la rue et des situations extrêmes telles qu’être forcée de subir un rapport sexuel. L’aspect anodin du fait d’être suivi résulte de l’absence de précisions dans les questions qui sont posées. Le questionnaire ne se soucie pas de déterminer quelle violence précise a subi éventuellement la femme suivie, s’il lui est arrivée d’accepter parfois l’invitation d’un inconnu dans la rue ou si elle s’est sentie flattée d’être ainsi remarquée. Il ne spécifie pas si la femme a été suivie dans une rue sombre et déserte par une bande de loubards ou sur une corniche d’une station balnéaire, un après-midi d’été, par un jeune homme un peu timide. Que peut-il y avoir de commun entre un homme qui espère ainsi se faire remarquer d’une femme et un groupe de violeurs, sinon, peut-être, qu’ils partagent également un certain désir sexuel ? Ce désir est-il en tant que tel porteur de violence ? Comparer au nom de ce désir le suiveur à un violeur, c’est comme rapprocher le fait d’en vouloir à quelqu’un qui vous a offensé et le fait d’être prêt à l’assassiner, sous prétexte que l’idée d’une vengeance vous a traversé l’esprit dans les deux cas. Que des attitudes aussi diverses puissent avoir en commun une certaine animosité ou un certain désir à l’égard d’autrui ne permet pas de tracer une ligne unissant à un bout de la chaîne un cas modeste et à l’autre un cas grave.
 
Il n’y a pas de différence de degré mais de nature entre ces deux comportements à moins de considérer toute manifestation du désir sexuel comme une forme de violence. De fait, cette conception possède un certain poids dans notre culture juridique, où le sexe est institué comme un danger, une menace pour la personne, à quoi l’on ne peut se risquer qu’à la condition d’être capable de donner un consentement éclairé, que certains juristes comparent à celui que l’on doit donner pour une intervention chirurgicale, voire pour la pratique de sports violents . Ce qui semble plus neuf, en revanche, c’est le caractère sexiste de cette violence. Tandis que le Code pénal ne distingue pas le sexe des auteurs et des victimes, cette enquête confond les agressions sexuelles et les agressions sexistes des hommes envers l’ensemble des femmes prises au sens générique . On peut supposer qu’à travers ce jeu de continuités l’enquête cherche à saisir non pas tant des actes de violence, ou même des sentiments d’insécurité, qu’une véritable organisation politique de l’oppression des femmes par les hommes, dans laquelle chaque acte, du plus anodin au plus grave, a sa fonction .

 

LOGIQUES DE L’AMALGAME

Cette façon de faire porte un nom, l’amalgame. L’indice global de harcèlement sexuel en offre un exemple particulièrement évident, mais l’ensemble de l’enquête repose sur ce principe. La grossièreté du procédé ne doit cependant pas décourager l’analyse car, à déplier ce qu ’elle replie, on verra que la confusion n’est pas introduite n’importe comment, que l’enquête est grossière, si l’on peut dire, avec précision et qu’elle s’articule ainsi dans ses moindres détails avec un projet politique singulier. Trois couples d’amalgame organisent l’ensemble : la confusion des mots et des choses, la confusion des violences physiques et des violences psychiques, la confusion entre la sexualité et la violence.

Les mots et les choses

Les mots d’abord. Le harcèlement sexuel, nous rappellent les auteurs de l’enquête, est défini par le Code pénal en 1992 en vigueur au moment de leur étude : " […], pour une personne abusant de l’autorité que lui confère sa fonction, est puni le fait de harceler autrui en usant d’ordres, de menaces ou de contraintes dans le but d’obtenir des faveurs de nature sexuelle. " Cela n’a rien à voir avec l’indice global de harcèlement sexuel qu’ils construisent pour synthétiser les résultats de l’enquête. Le fait de suivre une personne et celui de s’exhiber et de se déshabiller en public ne tiennent pas à un " abus de l’autorité que confère la fonction ". Les avances et agressions sexuelles ne relèvent pas nécessairement d’ordres, de menaces ou de contraintes, mais plus souvent de l’impossibilité d’en user. Les auteurs de l’enquête confondent la notion commune de harcèlement (" soumettre sans répit à de petites attaques réitérées, à de rapides assauts incessants ", selon le Robert) et la notion juridique qu’elles ont pourtant pris soin de rappeler. Grâce à cet amalgame, ils peuvent affirmer qu’il y a 8,3% de harcèlement sexuel dans l’espace public, alors que dans le travail où sans doute la définition juridique a été mieux respectée par les auteurs, le pourcentage tombe à 1,9%, dont seulement un cinquième, soit 0,4%, répond dans l’enquête aux conditions d’autorité stipulées par la loi de 1992. O,4% de trop bien sûr, mais vingt et une fois moins que le 8,3% repris à l’unisson par tous les journalistes qui ont commenté l’enquête. On pourrait faire des remarques similaires sur la notion de " violences conjugales ".
 
Cette tendance à brouiller la frontière entre le sens juridique et le sens commun n’a pas seulement pour objet de faire passer pour une statistique judiciaire ce qui n’est qu’une enquête téléphonique, mais aussi de préparer à l’ajustement de la notion juridique sur le sens commun. Elle peut en cela prendre appui sur un certain nombre d’évolutions de notre droit qui tendent à faire des évaluations du sens commun des critères de la qualification des faits juridiques. C’est ainsi que fut créé un délit aussi insaisissable que celui de " harcèlement moral ", à la suite d’une campagne d’opinion orchestrée par les journalistes, à la suite aussi d’un de ces best-sellers qui acclimatent progressivement le reality-show à l’exercice des sciences sociales. De fait l’objectif , en ce qui concerne le harcèlement sexuel, a été atteint : la loi du 17 janvier 2002, de modernisation sociale, a modifié les anciennes dispositions enlevant la nécessité d’un rapport de hiérarchie entre harceleur et harcelé, loi qui a dans le même temps introduit l’infraction de harcèlement moral . Mais de même que le harcèlement moral pose des problèmes de qualification très sérieux, de même le nouveau harcèlement sexuel laissera aux juges une large marge d’interprétation. C’est un problème si l’on peut dire philosophique : les termes du langage courant n’ont en effet, pas de signification positive bien déterminée. Que l’on pense avec Wittgenstein qu’ils entretiennent des airs de famille (un trait est partagé par deux membres de la famille, A et B, alors que B et C en partagent un autre, et A et C un troisième, de sorte que se crée une impression d’unité dont il est impossible de définir les critères, chaque trait n’étant pas partagé par tous les membres, mais en revanche pouvant être possédé par des membres extérieurs à la famille) ou, avec Saussure, qu’ils ne sont jamais que négatifs, il n’en reste pas moins que les usages ne sauraient fonctionner comme des critères, puisque par définition ils ne peuvent pas être théorisés. La chose ne poserait pas tant de problème si, comme c’est d’ailleurs le cas aux Etats-Unis par exemple, le harcèlement était une faute civile, et non pas pénale, ouvrant à réparation et non pas à sanction. Mais le droit pénal est censé être d’interprétation stricte : on sait que ceci est un des grands principes de l’Etat de droit. Introduire le sens d’usage dans le droit pénal, c’est en ce sens introduire l’arbitraire et l’abus de pouvoir. C’est aussi et surtout laisser à ceux (ou celles) qui crient le plus fort le soin de décider des devoirs de la justice.

Le corps et l’esprit

A propos des relations de couple, les auteurs de l’enquête estiment que " les pressions psychologiques y occupent une place prépondérante ". C’est, en effet, une caractéristique constante du questionnaire et de la présentation des résultats que de mélanger intimement les faits physiques et psychologiques. On s’est habitué à employer le terme de " violence psychologique " par décalque des " violences physiques ", alors qu’il constitue l’un des pires amalgames que l’on puisse imaginer. Une violence physique se constate directement. On a un bras cassé ou une balle de 7,65 mm dans le lobe temporal, mais que l’on ressente un choc à la vue d’un homme en train de se déshabiller ou d’une image pornographique n’est pas démontrable ni quantifiable. Les éléments psychologiques ne sont des faits qu’indirectement. Ils représentent les réactions subjectives à des faits objectifs et non ces faits objectifs, ce qui rend leur appréciation délicate. En les assimilant à des faits physiques, on gomme la subjectivité et les différences d’appréciation personnelle et culturelle. L’enquête brouille systématiquement les catégories du physique et du psychologique. Par exemple, l’indice global de violence conjugale est défini comme " avoir subi du harcèlement moral ou des insultes répétées, ou du chantage affectif, ou des violences physiques et sexuelles ". Il met par exemple sur le même pied le cas où une fois, au cours d’une dispute, le conjoint " a exigé de savoir avec qui vous étiez ", " n’a pas tenu compte de vos opinions " et " a fait des remarques désagréables sur votre apparence physique " et où plusieurs fois il " a critiqué ce que vous faisiez " - ce qui définit un harcèlement moral pour les auteurs de l’enquête - avec le cas où le conjoint vous a brisé la mâchoire et cinq dents d’un coup de poing rageur.
 
Des atteintes physiques peuvent être identifiées selon une échelle commune, rassemblées et réunies en une statistique comparative de pays à pays et d’année à année, mais les atteintes psychiques, sans nier qu’elles puissent être ressenties très intensément , ne relèvent pas d’un tel traitement, car il n’existe pas d’échelle objective commune. C’est regrettable pour le progrès des connaissances et de la vérité, mais c’est ainsi. Emmanuel Kant l’a exprimé le premier et peut-être le plus directement en récusant toute connaissance scientifique du for intérieur. Mais là encore, la facture de la mesure semble préparer celle de la sanction qu’elle appelle. Car cette tendance semble, hélas ! s’être déjà installée au cœur de nos pratiques politiques et juridiques, dans lesquelles l’Etat investit le psychique comme il avait jadis investi la vie ou la santé psychique. En effet, si traditionnellement dans le domaine de la responsabilité civile on dédommage les souffrances morales qui accompagnent les atteintes à des droits patrimoniaux et extrapatrimoniaux , depuis quelques années on a fait du psychique lui-même l’objet des protections juridiques autonomes, notamment dans le domaine pénal . On peut trouver l’origine de ce type de normes dans le domaine de la pénalité sexuelle, réformée, à partir de la loi sur le viol de 1980, qui protège non pas la liberté sexuelle mais le psychisme des victimes. Depuis d’autres dispositifs, les harcèlement moral et sexuel dit horizontal (c.à.d. non hiérarchique) déjà cités ou encore la loi sur la " sujétion psychologique " visant à réprimer les agissements sectaires , vont dans le même sens. Le risque de ce type de normes, de par les difficultés d’identifier et de mesurer les atteintes psychiques, est non seulement d’augmenter sans cesse à la fois le champ des comportements punis et la gravité des peines, mais aussi d’orienter les expériences des acteurs, qui tendent à accorder leur vécu subjectif aux récit génériques qui parlent de leurs souffrances . Ainsi ces pratiques politiques et juridiques risquent de créer les troubles mêmes qu’elles sont censées prévenir. 

Bien entendu, le flou facilite les amalgames. On comptabilise parmi les victimes des " pressions psychologiques " venant du conjoint (ou " amie ") 37% des femmes interrogées. Le questionnaire les définit ainsi :
" Au cours des douze derniers mois, est-ce que votre conjoint ou amie :

 vous a empêché de rencontrer ou de parler avec des amis ou membres de la famille ?

 vous a empêché de parler avec d’autres hommes (il est jaloux) ?

 a critiqué, dévalorisé ce que vous faisiez ?

 a fait des remarques désagréables sur votre apparence physique (trop grosse, moche…) ?

 vous a imposé des façons de vous habiller, de vous coiffer ou de vous comporter en public ?

 n’a pas tenu compte ou a méprisé vos opinions, a prétendu vous expliquer ce que vous deviez penser ? a) dans l’intimité b) devant d’autres personnes ?

 a exigé de savoir avec qui et où vous étiez ?

 a cessé de vous parler , refusé totalement de discuter ?

 vous a empêché d’avoir accès à l’argent du ménage pour les besoins courants de la vie quotidienne ? "
 
Dans chaque cas, l’interviewée avait le choix de répondre : jamais, rarement, quelquefois, souvent, systématiquement. Il suffisait de répondre " quelquefois " à un seul de ces neuf items pour être cataloguée victime d’une violence (pressions psychologiques) et de répondre " souvent " à un seul des 9 et " quelquefois " ou " rarement " à trois autres pour devenir victime de harcèlement moral (7,7% des femmes en couple). Tout est arbitraire dans ces choix. Rien ne justifie l’échelle adoptée pour la fréquence des actes, rien ne justifie les définitions de la pression psychologique et du harcèlement moral et rien ne garantit que les 9 items soient comparables.

Mais il y a plus grave : la notion même de couple, d’interaction, de réciprocité semble ignorée au profit d’une vision unilatérale de la relation. L’homme (puisque c’est de lui qu’il s’agit, naïvement nommé dans le deuxième item, et non plus d’une éventuelle " amie " annoncée en introduction), est un tyran domestique, façonnant le physique et l’intellect de la femme, contrôlant ses dépenses et ses fréquentations et utilisant le chantage. A priori, on pourrait dire la même chose de la femme, et retourner tous les items dans le sens du bourreau féminin contraignant le conjoint à s’habiller comme il faut, à s’exprimer en société, contrôlant par jalousie ses dépenses et ses fréquentations et recourant à des formes diverses de chantage. Il se peut alors que les hommes soient aussi nombreux à souffrir que les femmes de ces avatars de la vie commune et que, dans certains cas, les deux souffrent simultanément ou alternativement.
 
On aurait pu penser que les nombreux romans qui prennent le couple comme sujet auraient donné aux promoteurs de l’enquête une image plus subtile de cette situation et de cette relation, mais non. C’est ici le lieu de faire remarquer qu’une telle enquête ne peut avoir de sens que d’une manière comparative : il est légitime de vouloir avoir une idée plus précise de la violence que les femmes subissent en tant que groupe, si on en a le soupçon. Mais comment y arriver su l’on ne se donne aucun instrument comparatif ? On voit bien en réalité que tel n’est pas l’objectif de l’enquête : il s’agit plutôt de considérer à priori toute violence ressentie par une femme comme une violence qui lui est adressée en tant que femme ; en dehors de tout contexte. L’enquête aurait pu éviter cette critique si l’on avait ajouté au questionnaire les items de type suivant : est-ce que votre compagnon vous menace physiquement si vous tentez de résister à ses pressions psychologiques ? Est-ce qu’il menace de vous quitter et de vous laisser sans ressources (car vous n’êtes pas économiquement autonome) si vous résistez à ses pressions ? Aucune de ces questions n’apparaît, en raison d’un amalgame entre les violences physiques et psychiques, comme si la condition de victime fixée à la femme n’était pas conjoncturelle et contextuelle (dépendant notamment de l’écart des situations économiques ou de la disproportion des forces physiques) mais substantielle. C’est parce qu’elle est femme qu’elle est victime, et parce qu’ils sont hommes qu’ils cherchent à dominer. Ainsi, tout comme le sexe, la violence psychique ne s’inscrit pas dans une interaction individuelle réversible, mais dans une organisation macro-politique qui oppose un groupe à un autre.
 
Dès lors, l’enquête ne tend pas à dévoiler une réalité ignorée puisqu’elle la présuppose. Elle vise à révéler un phénomène général de fausse conscience. La seule liberté qu’elle tolère chez les acteurs se situe à l’intérieur d’un cadre étroit : sortir ou rester prisonnier de la fausse conscience. Dans la rue, au bureau et dans l’appartement conjugal, l’homme reste un bourreau, dans le sens littéral du terme, c’est-à-dire l’exécutant des châtiments décidés par son groupe d’appartenance : le genre masculin. Homo mulieri lupus. L’indice global de violence conjugale, la définition du harcèlement moral dans le couple et la plupart des autres catégories de l’enquête méritent les mêmes critiques, mais ce serait se répéter sans progresser dans l’analyse.

La sexualité, violence maximale

On a vu plus haut que les questions portant sur l’espace public et sur le travail se succédaient comme les phases ascendantes d’un processus menant au viol. La structure du questionnaire est cependant plus complexe. Entre les étapes de la montée de l’instinct sexuel s’intercalent celle de la montée de la violence physique indépendamment du sexe. Par exemple, les étapes de la question P9 sont énumérées dans l’ordre suivant par le questionnaire :

 

1. insultes 1  
2. avoir été suivie 2  1
3. exhibitionnisme   2
4. agression pour vol 3  
5. gifles, coups, brutalités physiques 4  
6. menaces ou attaques avec arme 5  
7. avoir été embrassée ou pelotée de force    3

8. attouchements sexuels
  4
9. tentative de rapport sexuel forcé   5
10. rapport sexuel forcé   6

 

Les deux colonnes de numéros qui suivent chaque intitulé de la liste ci-dessus ne figurent pas dans le questionnaire. Nous les avons ajoutées pour distinguer les étapes successives de la violence ordinaire (première colonne) de celles de la violence sexuelle (deuxième colonne). Seul le deuxième item du questionnaire peut relever des deux catégories, car on peut avoir été suivie par un voleur qui attend le moment propice pour vous prendre votre sac, par un admirateur ou par un maniaque sexuel. On remarque immédiatement que le mélange des deux catégories de violence permet de les amalgamer tout en les hiérarchisant : il donne aux violences liées au sexe un caractère plus grave qu’aux autres. Dans l’échelle , les " menaces ou attaques avec armes " figurent par exemple avant " avoir été embrassée de force ", ce qui semble leur donner moins de gravité. De même, la " tentative de viol " arrive beaucoup plus loin dans la liste donc elle est a priori beaucoup plus grave que les " coups et brutalités physiques ". La connotation sexuelle d’une atteinte paraît lui imprimer un caractère sacré, de même qu’autrefois le vol et la profanation d’hosties étaient condamnés bien plus durement que le vol de pain. Là encore, l’enquête épouse et étend une évolution juridique contemporaine : de fait les tribunaux condamnent aujourd’hui plus sévèrement les crimes sexuels que les crimes de sang .
 
Cette hiérarchie se retrouve au niveau de l’enquête prise dans son ensemble. A l’énoncé des questions, la personne interviewée est soumise à un double crescendo, celui de la gravité des fait physiques et sexuels qu’elle peut avoir subis, et celui des sous-questionnaires qui pénètrent de plus en plus profondément dans sa vie privée : d’abord son état civil et ses caractéristiques habituelles, puis les agressions dans l’espace public, celles sur le lieu de travail et enfin au sein intime de la famille et du couple. Cette dramatisation est couronnée de succès puisque les auteurs de l’enquête reconnaissent candidement qu " les deux tiers des femmes contraintes par leur conjoint à des pratiques ou rapports sexuels forcés en ont parlé pour la première fois au questionnaire ". Au lieu de s’en prévaloir, il faudrait peut-être s’interroger sur les causes et la valeur d’un résultat que pourraient envier bien des psychiatres et psychanalystes et se demander si l’organisation du questionnaire n’aurait pas conduit à cette issue. Peut-on confondre un travail militant et une enquête objective ? Sauf à considérer que c’est l’extorsion de tels aveux qui constituerait une " enquête objective " où l’information n’est pas recueillie mais suscitée par les termes et la construction du questionnaire, à la façon dont se déroulaient les procès de l’inquisition…
 
Le sexe est ainsi présenté comme la plus grave des violences, susceptible de subsumer toutes les autres. La construction de cet ensemble d’événements extraordinairement élargi et imputé à la violence sexuelle traduit , nous semble-t-il une volonté politique des auteurs qu’on peut qualifier de " sexisme ". Il ne s’agit point d’invoquer le désir ou la sauvagerie, ni un comportement asocial ou déviant, comme pour les autres crimes et délits, mais de mettre en relief un penchant masculin à discriminer, à humilier, à faire sentir aux femmes qu’elles sont des esclaves. Ce sont les mots mêmes qu’emploie le féminisme dit radical aux Etats-Unis auquel certains des présupposés de cette enquête font songer. Selon Catherine Mc Kinnon, la sexualité est au féminisme ce que le travail est au marxisme : comme le travail, la sexualité et son expression divisent la société en deux classes, non pas capitalistes et prolétaires, mais hommes et femmes. De même que l’exploitation organisée du travail de certains pour le bénéfice des autres définit les classes sociales, l’exploitation sexuelle des femmes pour le bénéfice des hommes donnerait une identité à ces dernières. Le rapport hétérosexuel serait donc le lieu où les femmes sont constituées en groupe. Le désir sexuel d’une femme pour un homme ne pourrait ainsi être qu’une manifestation de l’aliénation, un épiphénomène idéologique grâce auquel les exploitées participent à leur exploitation.
 
Ce diagnostic du caractère politique du sexuel, et donc de la violence envers les femmes, demande logiquement la mise en place de mesures appropriées. Les mesures projetées contre les mâles ne sont pas destinées proprement à punir des comportements clairement définis comme criminel au nom de la défense du droit des personnes, mais à " changer les mentalités ". Cette dernière expression, en apparence inoffensive, doit être prise au sérieux. Car ces mentalités, on est prêts à les changer par des mesures de force, comme la prison, les hormones et les traitements psychiatriques. C’est ainsi qu’on a pu penser à imposer des traitements psychiatriques pour les clients des prostituées . De telles propositions s’apparentent de fait aux politiques de " rééducation " de sinistre mémoire, où l’on envoyait les inadaptés sociaux, rétifs aux idéaux politiques des gouvernements qui prétendaient incarner le bien de tous et la défense des faibles contre les forts.

 

UNE ENQUËTE INADAPTEE ET UNE POLITIQUE QUI RATE SA CIBLE

Que certaines choses ne puissent pas être étudiées par une enquête ne les disqualifie pas. Il existe plusieurs modes d’accès à la connaissance. L’enquête est l’un d’entre eux, mais ce n’est pas un outil universel. Même quand l’enquête est réalisable, il arrive qu’on utilise un mauvais moyen de mesure. Par exemple, dans les comparaisons internationales sur la formation permanente, la France arrivait en bonne position en faisant valoir les sommes dépensées par actif. Eurostat a eu la bonne idée de mesurer autrement la formation permanente en prenant la proportion des actifs qui se trouvaient hors de leur travail et en formation durant une semaine prise au hasard dans l’année. La France s’est alors retrouvée en queue des pays européens, car sa formation permanente consistait essentiellement en luxueux séminaires pour cadres là où les autres pays organisaient des semestres universitaires. 

L’enquête sur les violences faites aux femmes souffre de semblables biais. Il n’est sans doute pas impossible de mesurer de telles violences, mais pas de cette manière. D’abord, ce ne sont pas des faits qui ont été récoltés mais des déclarations recueillies au téléphone. C’est donc une enquête sur les points de vue des femmes au sujet de la violence qu’elles subissent. L’étude classique de Richard T. Lapierre montre la fragilité de tels témoignages. Au cours d’un périple aux Etats-Unis en 1934, ce sociologue avait voyagé avec un couple de Chinois. Dans les 184 restaurants et 66 hôtels où ils s’étaient arrêtés, à une exception près (et peu nette), ils n’avaient essuyé aucun refus. De retour, il avait adressé à ces établissements un questionnaire leur demandant entre autres quel accueil ils comptaient réserver à des clients asiatiques. Dans 90% des cas, les réponses indiquaient qu’il y aurait refus d’accepter et de servir une telle clientèle.
 
D’autre part, pour des raisons de symétrie et de comparabilité, il aurait été utile d’interroger de la même manière les hommes. Il aurait surtout été utile de mener une enquête analogue sur ceux ou celles qui commettent les violences. On aurait alors pu comparer les deux versions à la manière dont on rapproche, par exemple, dans les enquêtes sur la sexualité le nombre de partenaires déclarés par les hommes et par les femmes. Cela aurait constitué un premier pas vers la compréhension du rapport humain en tant que processus complexe et non comme la rencontre d’un bourreau et d’une victime définis à l’avance.
 
D’autres biais sérieux grèvent l’enquête. Ainsi, on sait que les taux de refus sont devenus très élevés (de l’ordre de 8 coups de téléphone refusés pour un accepté). Les sondeurs politiques attribuent une part de leurs mauvaises performances récentes à cet effet de sélection : vraisemblablement la personne sur 8 qui accepte de répondre est différente des autres.
 
Signalons enfin que si on laisse de côté les amalgames les plus évidents, tels les indices globaux de harcèlement sexuel et moral ou de violence conjugale, les chiffres subsistant sont très ténus. Par exemple on apprend, non pas dans un tableau, mais au détour d’une phrase, que " les viols affectent 0,3% des femmes ". Sur les 6970 réponses, cela représente 21 femmes. Sur ces 21 cas, les " viols conjugaux " en représentent au moins 16 . Le point focal de l’enquête lui échappe donc presque entièrement. On est ici dans la même situation que dans les études sur le suicide. Quand un événement est très peu probable, d’autres techniques que les enquêtes généralistes doivent être employées. Autre exemple de cet évanouissement des cas graves : les 1,8% de " viols et autres pratiques sexuelles imposées ", subies par des personnes qui ont cessé d’être en couple (elles sont 115 dans l’enquête), représentent 2 personnes. Il est difficile d’en tirer des conclusions générales.
 
Au fond, une telle enquête risque d’aller au rebours de ce qu’elle souhaite montrer. En forçant par des amalgames l’importance numérique des harcèlements et des violences conjugales, elle risque d’immerger et de noyer dans une masse de situations anodines, les cas graves de violences sexuelles et d’en fausser la compréhension, donc la prévention, ceci au profit d’un parti pris idéologique qui sacrifie les personnes aux stratégies politiques.

De même que l’enquête manque son objet, on peut craindre que la politique qu’elle suppose rate elle aussi sa cible, en particulier la promotion de l’égalité entre hommes et femmes. Ce grief peut être adressé, avant même les imperfections de l’enquête, à ce qui en constitue l’objet. En effet, la question des femmes peut être envisagée de deux manières opposées : en mettant l’accent sur leur absence d’autonomie, ou, au contraire, sur la violence dont elle seraient l’objet. Si l’on met l’accent sur l’absence d’autonomie, on pensera aux écarts et aux raisons des écarts qui laissent encore les femmes dans une situation d’infériorité. Si, en revanche, on met l’accent sur la violence, on cherchera à protéger les femmes contre les hommes pour obtenir par leur intermédiaire ce qu’elles ne peuvent atteindre par elles-mêmes. Pour rester sur l’un des objets de l’enquête, prenons l’exemple des violences conjugales. Une grande partie de ces violences, tout au moins lorsqu’elles deviennent systématiques, sont vraisemblablement dues au fait que les femmes ne peuvent pas quitter leur compagnon violent faute de moyens matériels. La violence est alors subie parce que la femme est contrainte de rester avec l’homme. Deux solutions se présentent : ou bien faire en sorte que ces femmes acquièrent une autonomie analogue à celle dont jouissent les hommes et d’autres femmes, ou bien maintenir la situation d’inégalité entre les sexes en faisant en sorte de la rendre la plus douce et la moins violente possible aux femmes qui la subissent, leur manque d’autonomie financière étant comblé, éventuellement par de l’argent que le compagnon agresseur est obligé de verser en cas de séparation.
 
Depuis quelques années, les politiques féministes en France ont pris la seconde voie. Il en résulte une victimisation des femmes ou plutôt une présentation victimiste. On observe ainsi un infléchissement des politiques victimistes, depuis quelques années, dans un sens répressif, on pourrait même dire " pan-répressif ". Différentes mesures sont allées dans ce sens : élargissement de la notion de harcèlement sexuel, condamnation des clients de prostituées entre quinze et dix-huit ans (considéré comme le préalable pour la pénalisation du client des prostituées majeures), campagne contre la pornographie à la télévision. Le droit, dans cette conception, est conçu comme l’exercice d’une force contre d’autres forces, un instrument grâce auquel une partie de la société retourne sa violence contre l’autre : le tout est d’inverser la direction, les principes formels du droit n’ayant dans ce contexte que bien peu d’importance, voire étant, selon un vieil argumentaire bolchevik, un artifice moral des puissants pour intimider les justes. C’est ainsi qu’aux Etats-Unis d’abord, en France ensuite, ces philosophies politiques féministes ont dénoncé le droit d’expression comme étant une manifestation du pouvoir mâle, demandant des interdictions pour la pornographie ainsi que pour les autres formes telles que la publicité pour la mise en exhibition du corps des femmes . C’est aussi parce qu’elles considèrent le droit comme l’exercice frontal d’une force contre d’autres qu’elles privilégient le droit pénal sur les autres branches du droit, l’utilisant d’une façon préférentielle là où le pouvoir mâle est censé se manifester et briller, c’est-à-dire dans le domaine sexuel. Conception pavlovienne du droit, qui devient un outil de dressage à la fois symbolique et, si l’on peut dire, physiologique. Comment expliquer que ce qui fut un temps un grand mouvement d’émancipation et de levée des interdits ait pu en arriver parfois là ?
 
Concevoir l’Etat, non pas comme un moyen institutionnel pour atteindre une égalité entre les sexes mais comme une arme permettant de mener, au bénéfice des femmes, une guerre où il y a forcément des vainqueurs et des vaincus, a un avantage : cela évite de s’interroger sur l’efficacité réelle des réformes légales d’inspiration féministe menées depuis trois décennies. On peut, en effet, faire l’hypothèse, lorsque l’on regarde la relative stabilisation des inégalités entre les sexes depuis une dizaine d’années, que ces politiques nées dans les années 60 et surtout 70 autour de la question de la famille et de la procréation ont eu malgré elles des effets pervers, et qu’il serait utile d’en faire le bilan afin de relancer le mouvement d’égalisation des statuts et des individus. On peut en particulier douter que des mesures visant à assurer la maîtrise exclusive par les femmes aussi bien de la procréation que de l’éducation des enfants aient véritablement, à terme, une vertu émancipatrice. Personne n’avait imaginé qu’une telle maîtrise puisse avoir des effets néfastes sur leur autonomie, maîtrise absolument refusée aux hommes. Or cette situation a renforcé l’idée d’une maternité désirante et d’une paternité aléatoire et contrainte. Elle a placé les femmes dans une position de mères d’une façon plus forte que jamais. Mères qui obtiennent la garde des enfants dans plus de 80% des séparations, ce qui les met dans une situation d’infériorité dans l’emploi et pour leurs perspectives de carrière. Dans un pays nataliste comme la France, ces politiques ont été appuyées par l’Etat dont le féminisme victimiste a fourni une nouvelle version de la femme-mère, afin d’en faire le garant de la procréation et de la famille. Ainsi, on préfère réduire l’écart entre hommes et femmes sur le marché du travail par de l’argent et éventuellement du temps ponctionné sur les hommes. La victimisation des femmes, dont la présente enquête constitue un exemple paradigmatique, est la meilleure façon de ne pas se poser la question de leur autonomie et de la place paradoxale du droit dans cette affaire. Il serait peut-être bon de repenser à ce que les théoriciens des Lumières avaient nommé égalité des droits et de tenter de comprendre que les droits spécifiques et distincts qui ont été posés comme autant de conquêtes pour les femmes (pour les femmes fécondes, parce que celles qui ne le sont pas ne semblent pas avoir intéressé les politiques légales d’inspiration féministe ) ne sont qu’autant d’entraves à leur autonomie et à la construction d’un destin autre que celui de l’immanence, pour reprendre le mot de Simone de Beauvoir. Il faudrait se demander si, dans ce cas, la famille ne tue pas la femme comme sujet et tenter de penser à dépasser une forme d’esclavage dans laquelle celle qui se plaignent d’être victimes s’enfoncent par là même. De telles mises en cause retrouveraient la tradition véritablement subversive du féminisme des années 1960 et 1970, mais elles remettraient fortement en cause la place qu’il a acquise dans l’appareil d’Etat.
 
Ainsi, pour saugrenue que cette idée puisse paraître aux tenants d’une telle philosophie politique, il serait peut-être temps de se demander si la situation d’inégalité entre les sexes ne relève pas encore et toujours de l’inégalité des droits, dans le sens le plus classique des termes, l’existence même des distinctions légales entre les hommes et les femmes produisant des inégalités réelles. De ce fait, il faudrait peut-être se demander si les transformations que l’on souhaite, au lieu de passer par la violence qu’un groupe serait susceptible d’exercer contre un autre, ne devraient pas tendre à l’effacement légal de ces groupes, c’est-à-dire à l’égalité des droits entre les individus, qu’ils soient hommes ou femmes. Cela suppose de réduire ces inégalités juridiques là où elles subsistent , en particulier dans le domaine de la reproduction et de la famille.  

Marcela Iacub, Hervé Le Bras

Les temps modernes, n°623, février 2003, p.112

[L’ENVEFF est en ligne sur http://www.ined.fr/publications/pop_et_soc/pes364/ , et éditée par la Documentation française]

 

 



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