Jacqueline Kelen : « Retrouvez le sentiment exaltant d’être un homme ! » / RH Infos n°26, décembre 2001


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Jacqueline Kelen : " Retrouvez le sentiment exaltant d’être un homme ! "
 
Nous l’avons rencontrée dans une charmante bourgade thermale, à l’hôtel Notre Dame des Eaux, à côté de l’église du même nom. Mais Notre Dame a frémi sur ses vieilles pierres, et en fait d’eau, cela a plutôt été un déluge de feu. Donc préparez-vous à l’incandescence.
 
RH INFOS - Nous avons beaucoup discuté de votre livre L’éternel masculin. Nous avons y avons senti beaucoup de flamme et de passion. Par contre, certaines idées qui y sont exprimées nous ont fortement interpellés, et même parfois heurtés. C’est pourquoi nous allons vous demander de les préciser. Mais pour commencer, nous aimerions savoir ce qui, en 1994, vous a amenée à lancer aux hommes un tel appel à se réveiller, et pourquoi à travers les mythes ?
 
Jacqueline Kelen - Les mythes - grecs, bibliques, celtiques, etc. - c’est mon outil de travail, parce que j’ai fait des études classiques. J’ai rencontré ces textes très tôt. Mais pour moi, ce n’est pas seulement de l’érudition : c’est très vivant, c’est un chemin de vie possible pour les individus. Ce qui m’intéresse, c’est de pouvoir dire : " Je suis Ulysse, qui cherche le chemin du retour vers sa patrie". J’essaie de m’approprier le mythe, d’en faire une histoire personnelle, si possible exaltante. A une époque où je donnais des cours de communication, j’ai demandé à mes étudiants quels étaient les héros de leur enfance ou de leur adolescence. J’ai été très étonnée de voir que les filles avaient des exemples de héros, mais que les garçons répondaient par un point d’interrogation, ou par des personnages à la mode. Je me suis dit que peut-être la culture masculine avait été laissée de côté et qu’au lieu de pleurer comme beaucoup de femmes sur la médiocrité des hommes - comme si les femmes seules étaient capables de faire quelque chose de bien - je pouvais contribuer à rendre aux hommes leur mémoire.
 
- N’est-il pas paradoxal, quand on est une femme, de prétendre définir le masculin ?
 
- Si, mais c’est justement ce que je ne veux pas faire… Je souhaite dire aux hommes : " Ne vous définissez plus seulement comme des pères de famille ou comme des hommes d’affaires, mais retrouvez la source, le sentiment exaltant, ou merveilleux, ou magnifique, d’être un homme - et ce même si l’existence, ou les femmes, vous ont déçus ou blessés ". Il m’a semblé aussi que beaucoup d’hommes avaient envie d’entendre de la part d’une femme qu’ils ne sont pas seulement des rivaux, des ennemis, des êtres qui doivent absolument se féminiser pour être acceptés - mais qu’ils ont leur grandeur et leur noblesse. En fait, comme je me sens tout à fait du XIIe siècle, je me dis que le rôle majeur de la femme est peut- être d’inspirer ce chemin de la grandeur : la dame courtoise ne dit pas au chevalier " Rends moi heureuse ! " ou " Rentre ce soir à sept heures !", mais elle réveille les vertus chevaleresques qui sont présentes de manière particulière en tout homme.
 
- D’accord. Maintenant venons-en aux points qui nous posent problème. Et tout d’abord - bien que ce ne soit pas le sujet qui nous préoccupe le plus - ce que vous dites de la psychanalyse. Pour vous, il semble que ce soit un processus exclusivement réducteur. Vous expédiez un peu vite le problème…
 
- Non, parce que même si je ne l’ai pas pratiquée, j’ai vu beaucoup de personnes détruites par la psychanalyse. Je pense que c’est une idéologie de pouvoir, qui amène les individus à remuer interminablement leurs " poubelles ", au lieu de développer en eux le beau. Elle les rend complètement narcissiques : ils refusent toute épreuve, ne parlent plus que d’eux-mêmes, en s’apitoyant sur leurs petits malheurs. Ils ne sont plus du tout sensibles au monde. La psychanalyse freudienne réduit l’humain à ses conditions matérielles, existentielles, sexuelles. Elle n’éveille pas : les analystes sont les pires tenants de l’ordre bourgeois et moral, sans oublier leur goût prononcé pour le fric. Moi je préfère œuvrer avec la beauté et la grandeur de chacun.
 
- C’est sans appel ! Il y a des guérisons tout de même…
 
- Oh, vous savez, je ne supporte plus le terme " guérir ". Actuellement on veut se guérir de tout, être en sécurité parfaite. Or si je suis vivante c’est qu’il peut m’arriver beaucoup d’événements imprévus : si je supprime tous les risques, je suis déjà dans la tombe. Regardez Ulysse : quand il revient vingt ans après, il est haillonneux et couvert de blessures, il a traversé la vie. Tristan , Perceval, ce ne sont que des histoires de blessures. La blessure, ce n’est pas seulement une souffrance, c’est l’ouverture. L’épreuve n’est pas un " problème " à régler, c’est un appel en moi à des ressources insoupçonnées. Elle me permet de m’alléger, de me transformer : je me découvre bien plus généreuse, ou bien plus courageuse que je ne le croyais. La vie n’est pas faite pour qu’on la traverse indemne. La notion de thérapie à tout prix m’insupporte : la vie n’est pas une thérapie, l’amour n’est pas une thérapie, le couple n’est pas une thérapie... ni le groupe d’hommes, je pense !
 
- Là, nous sommes d’accord ! Mais voyons une autre pierre d’achoppement : vous ne croyez pas à l’existence d’une " part féminine " en l’homme.
 
- Tout à fait. C’est quoi, cette part féminine ? Je ne sais pas ce que ça signifie. C’est une pure invention, venue de la psychanalyse. L’éducation du chevalier ou du samouraï, ce n’était pas seulement le combat et les armes, c’était aussi la poésie, la danse et la calligraphie. Il est vrai qu’au dix-neuvième siècle il y a eu un basculement : on a séparé le guerrier du soldat, ce dernier devant être une bête brute, sans sensibilité. Mais relisons L’Iliade ou Gilgamesh : les grands héros pleurent, expriment leurs sentiments, et pourtant on ne dit pas qu’ils sont " féminins ". Les hommes ont toujours eu une sensibilité. Il y a eu une énorme manipulation (y compris par beaucoup de psys) pour leur faire croire qu’ils sont d’éternels incapables du sentiment. Mais c’est faux. Ce n’est pas parce que les femmes ont été soumises et continuent de l’être qu’elles doivent assouvir interminablement une revanche. Il est absurde de maudire le monde parce qu’il serait " masculin ", comme de dire que tout ira bien lorsque régneront les valeurs " féminines ".
 
- C’est déjà plus clair. Mais cette sensibilité chez l’homme, est-ce que vous ne la méprisez pas ? Vous avez écrit par exemple : " La tendresse fait des ravages depuis quelques décennies : elle ne rend pas les hommes amoureux mais ramollis ".
 
- C’est pour provoquer bien sûr, pour réveiller aussi ! Je n’ai rien contre la tendresse en tant qu’ouverture du cœur, au contraire. Mais actuellement, elle sert de protection contre la réalité : plus le monde est violent et haineux, et plus on se réconforte avec la tendresse et la solidarité ! Elle est utilisée aussi par certaines femmes pour asservir l’homme : elles acceptent celui-ci dans la mesure où il s’occupe du bébé, où il se limite à un rôle de paternage. La tendresse devient alors un sentiment de confort, qui permet d’aménager une chaumière-tombeau. Dans ce cas-là, quelle peur elle-t-elle ? Celle de l’amour, parfois…
 
- La tendresse comme peur de l’amour ?
 
- Oui. Peu d’hommes osent dire leur amour à une femme, et les femmes en sont très malheureuses. Et l’amour n’est pas réductible à la tendresse. Beaucoup d’hommes se sont refait un blason avec la tendresse paternelle, au lieu d’aller dans le registre de l’amour et du désir, qui fait davantage peur. Car l’amour nous fait sortir de nous, bouleverse nos repères, et notre vie entière.
 
- Mais alors comment les deux sexes peuvent-ils s’enrichir mutuellement ?
 
- Sûrement pas en se persuadant que les hommes doivent singer les femmes. Moi, je n’ai pas envie d’avoir un double à côté de moi. Il faudra accepter un jour qu’hommes et femmes n’ont pas la même façon de s’exprimer : nous sommes sur des planètes différentes. C’est ce qui est magnifique d’ailleurs : j’aime que l’autre me dépayse, me dérange. De même, je ne me sens pas " complémentaire " d’un homme, et je ne souhaite pas qu’un homme se sente " complémentaire " de moi. Quand je suis seule, je ne me sens pas en manque, je ne me sens pas vivre à moitié. Efforçons-nous de devenir des êtres entiers et accomplis. D’ailleurs vous verrez que si vous êtes un homme entier et accompli, donc content d’être un homme, vous rencontrerez des femmes qui aiment les hommes tels qu’ils sont, sans vouloir les changer ni les rendre féminins.
 
- Il faut donc accepter une bonne dose de solitude…
 
- Oui, mais une solitude au sens de singularité, et non d’isolement, de tour d’ivoire. Se ressentir comme un individu singulier, irremplaçable. C’est lorsque j’ai fait ce chemin que j’ai beaucoup de choses à partager - sans avoir besoin ni d’enlever quelque chose à l’autre, ni de le compléter. L’individu solitaire est le seul crédible, fiable, le seul à pouvoir créer une relation de liberté. Aimer, c’est aimer la solitude, la sienne propre et celle de l’autre, c’est aimer l’altérité. C’est pourquoi personne ne peut aider personne. Je crois très fort en l’amitié, la rencontre, le partage, mais pas à l’aide : chacun s’aide soi-même. La menace aujourd’hui, c’est l’uniformité : vous êtes une génération, une tranche d’âge, une catégorie professionnelle, ou sexuelle, et non un individu. Ce sont des catégories réductrices, la vie est infiniment plus que ça. Il faut se méfier des médias, qui sont de grands diffuseurs de stéréotypes (les magazines féminins en particulier). Je ne veux ni être une disciple, ni avoir des patients, des clients, des disciples - quelle faillite pour un individu que d’avoir des disciples ! - mais avoir des amis, oui, beaucoup. Je suis un " cavalier seul " qui aime passionnément rencontrer les individus.
 
- Vous ouvrez et terminez votre livre avec l’évocation de Charles d’Orléans : vous devez l’affectionner particulièrement. Pourtant c’est un homme qui a été enfermé pendant vingt-cinq ans…
 
- Charles d’Orléans, c’est un jeune homme par la jeunesse de l’esprit. Il représente la virilité dans son côté verdoyant. Il m’a semblé être un bon guide à suivre, ou un ami à découvrir. Aujourd’hui, avec nos schémas, nous serions tentés de dire : " Le pauvre, si jeune, passer sa vie en prison ! ". Mais pour moi il représente le courage de vivre : confronté à l’inéluctable, il fait face - il affirme la liberté de créer et d’aimer comme si les murs autour de lui n’existaient plus. Dans l’histoire, ce sont les hommes qui ont manifesté le plus cette capacité d’affirmation, de vaillance. Etre prisonnier, c’est une situation radicale : vous êtes nu, vous n’avez plus d’identité sociale - donc vous êtes tenu de vous confronter à ce vous-même que vous ne connaissez pas.
 
- Aujourd’hui, que diriez-vous aux hommes qui sont dans les groupes ?
 
- Les femmes ont beaucoup parlé entre elles, donc pourquoi pas les hommes ? Je ne vois pas en quoi cela m’enlèverait quoi que ce soit. Alors oui, réunissez-vous, échangez, mais surtout ne vous définissez pas, ne vous vivez pas comme un homme appartenant à un groupes d’hommes ! Ne vous définissez pas par une appartenance, une étiquette. Vous êtes des individus entiers, originaux, uniques, qui se fédèrent ponctuellement. Vous êtes une fédération d’individus libres. J’aimerais aussi dire à chacun : essayez, osez entrer en amitié avec les femmes, avec une femme.
 
Propos recueillis par Alain Fages, Patrick Guillot, Bernard Pallardy
 
RH Infos n°26, décembre 2001
 
[L’éternel masculin est toujours disponible chez Robert Laffont, et L’esprit de solitude vient de paraître à La Renaissance du Livre]
 
 
 

 
 
 
 

 


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