Michel Schneider : « La crise de la paternité s’aggrave depuis trente ans ». Figaro magazine, 23 août 2003


 
Michel Schneider : « La crise de la paternité s’aggrave depuis trente ans »
 
Ecrivain(1), psychanalyste, haut fonctionnaire, Michel Schneider se dit résolument « de gauche ». Tout en refusant de jeter par-dessus bord tout ce qui appartient au passé humain. Dans la perspective de l’analyse qu’il a menée en 2002 dans « Big mother » (Odile Jacob), il s’interroge sur la difficulté de la fonction paternelle dans la société où il est « interdit d’interdire ».
 
Le Figaro Magazine - Dans « Big Mother », vous analysez la maternalisation de la fonction politique. Mais cette maternalisation touche l’ensemble des rapports humains : c’est ce que l’on appelle la crise de la fonction paternelle. Pouvez-vous définir cette « loi du père » ?
 
Michel Schneider - La fonction paternelle est nécessaire à la subjectivation de chacun. Très simplement, le père dit non. Il est ce que la mère n’est pas. Il signifie à l’enfant, garçon ou fille : elle n’est pas tout et tu n’es pas elle. Deviens, désire. Ailleurs. La loi du père est le fondement symbolique qui permet au désir humain de s’adresser à l’autre. Elle s’impose à tous, hommes et femmes, pères et enfants. Le père réel n’en est pas le détenteur mais celui qui est en charge de la maintenir, en signifiant le manque, le négatif. C’est en introduisant et en maintenant des différences que cette loi permet le lien social comme le lien amoureux.
 
- Nombreux sont ceux qui croient que cette fonction paternelle est synonyme de patriarcat. Mais peut-on regretter l’époque où il fallait se soumettre au mari, au père, au patron… Autrement dit, cette crise de la fonction paternelle n’est-elle pas gage d’une liberté croissante pour les individus ?
 
- Chacun pense que l’égalité, le lien horizontal, le « tous enfants » réglera le problème de la nécessaire contrainte du vivre-ensemble. Rappeler qu’il faut pour cela de l’autorité vous fait taxer de machiste ou de fasciste. Nul doute que l’effacement des différences structurantes (hommes-femmes, parents-enfants, maîtres-élèves, privé-public, gouvernants-gouvernés…) a été rendu possible par cet abaissement de l’autorité. L’autorité n’est pas de dire : « Je le veux, tel est mon bon plaisir », mais « Je suis en charge d’une loi dont je ne suis pas l’auteur, d’un ordre de langage et de différences sans lequel il n’y a plus des sujets mais des individus. » La terreur ou la tyrannie paternelle est le contraire de la loi symbolique du père. Ce qui se produit lorsque le père oedipien, le père mort, le père de la castration symbolique s’efface, ce n’est pas que les fils et les filles se blottissent régressivement dans les bras de la mère réelle, c’est, pour beaucoup d’entre eux, qu’ils suscitent ou ressuscitent l’autre père, le père primordial, le père du surmoi obscène. Au père de la loi succède le père de la jouissance.
 
- Il existe donc bien un lien entre cette crise de la paternité et la permissivité en matière de mœurs qui est devenue la règle dans la foulée de 1968 ?
 
- Freud dans « Le malaise dans la culture » (1930), comme dans « Psychologie des masses et analyse du moi » (1921), deux textes écrits dans un contexte de prétotalitarisme, fondait sa réflexion sur un fonctionnement paternel du champ politique. Identification, appartenance, verticalité, représentation, suffrage, répression, censure, négatif, tels en étaient les traits principaux. Aujourd’hui, structuré par le maternel, le politique se caractérise par des traits opposés : incorporation, déliaison, horizontalité, illusion, sondage, prévention, libération…
Comment décrire aujourd’hui le nouveau « Malaise dans la civilisation » à une époque où ce n’est plus, comme le pensait Freud, la répression des comportements sexuels qui explique la difficulté de vivre en société, mais peut-être au contraire l’absence de normes et de règles dans une société ostensiblement permissive ? Apparaît sous nos yeux non un malaise dans la civilisation, causé par les contraintes qu’elle impose aux pulsions, mais un malaise sans la civilisation, où les inhibitions et les dépressions dominent les pathologies actuelles. Autrefois névrosés parce qu’il y avait trop de père, peut-être devenons-nous à présent psychotiques parce qu’il n’y en a plus assez.
 
- Mais l’accusation des fils contre les pères n’est-elle pas une constante de l’histoire humaine ?
 
- La déploration sur la « société sans pères » est déjà ancienne. Mitscherlich portait ce titre il y a quarante ans. Personne ne regrettera des pères qui ont fait tuer en masse leurs fils dans les boucheries des tranchées. Mais la catastrophe annoncée alors est aujourd’hui généralisée. Où donc chercher des incarnations de Big Brother, figure du pouvoir, grand frère sous les traits duquel se déguisaient encore les petits pères des peuples ? Où trouver ces protecteurs sereins, ces juges sévères, ces hommes forts gouvernant sans partage un peuple soumis ? Les gendarmes en uniforme manifestant en décembre 2001 ont été un symbole majeur de ce changement dans les représentations. Autre symptôme, le scepticisme ou le désespoir qui, d’une part, fascinent certains jeunes Français issus de l’immigration et, d’autre part, poussent une partie des exclus de la mondialisation vers le vote Front national.
 
- Les pères ne veulent peut-être plus être pères, les fils refusent d’être fils : tout le monde devrait être satisfait. N’est-ce pas une attitude purement réactionnaire de s’inquiéter de la disparition des pères ?
 
- Pour sortir de la « Big Mother », je ne rêve pas d’un « Big Father ». J’aimerais voir, dans l’Etat, quelque chose comme une autorité paternelle équilibrer la nécessaire prévenance maternelle et aider la démocratie à s’orienter dans le possible et le temps. Pour amener à l’autonomie une société, tout comme pour aider un sujet à se constituer, il faut un père et une mère, ou plus exactement du « mothering » mais aussi du « fathering », pour citer le psychanalyste anglais Winnicott. 
 
- La difficulté d’être père n’est-elle pas l’inévitable conséquence de la difficulté d’être homme, liée à l’évolution du statut de la femme ?
 
- La crise de la paternité a été aggravée depuis une trentaine d’années, et notamment sous l’effet de divers courants féministes, par une crise des rapports entre les sexes et une crise de la masculinité. Y a-t-il un « éternel masculin » ? Pas plus que le féminin, qui si longtemps inquiéta prêtres, médecins et philosophes, le masculin n’est éternel, hors de l’histoire et des représentations sociales. « On ne naît pas femme, on le devient », la thèse de Beauvoir est répétée comme une litanie, mais personne ne semble penser qu’on ne naît pas davantage homme. On peut penser qu’on naît garçon ou fille, mais qu’on devient homme ou femme. La réglementation du harcèlement, de la prostitution, de la pornographie, concerne des agissements qui sont ceux des hommes en grande majorité. Restreindre le champ d’exercice légal de la pulsion sexuelle revient donc à instaurer une féminisation des représentations sexuelles ou à désexualiser les rapports entre hommes et femmes. Crise de la paternité et crise de la masculinité se renforcent l’une l’autre. Prenez la sexualité des jeunes hommes issus de l’immigration et souvent confrontés à une défaillance ou à un défaut de père : la crise de leur identité se traduit par des formes violentes, ultramachistes, de rapport aux filles. Prenons un second exemple, les récents meurtres ou attentats politiques. Jadis, le crime politique visait le pouvoir représenté comme figure paternelle. Maintenant, au moins dans certains cas, il s’exerce contre un pouvoir maternant. les meurtriers (Durn, Brunerie…) sont tous des fils, seulement leurs cibles ne sont plus des pères, mais peut-être l’absence de père. D’autre part, les auteurs de ces agressions sont des fils désexualisés. La toute-puissance de leur acte annule leur incapacité à posséder quiconque.
 
- Est-il impossible, dans cette société sans pères, d’entrer dans l’âge adulte ?
 
- L’emprise des mères sur une société d’enfants entraîne la « défaisance » de la sexualité. Ce qu’enseigne la psychanalyse, ce que résume Lacan quatre ans avant 1968, c’est que la fonction paternelle est le seul « abri où s’instituer une relation vivable, tempérée, d’un sexe à l’autre ». Avec la parcellisation et l’autonomie des pulsions s’efface peut-être le désir que seul l’interdit paternel rend possible. Quand il est interdit d’interdire, il est impossible de désirer.
 

(1) Morts imaginaires, Grasset, 2003 

Propos recueillis par Elisabeth Lévy

Le Figaro Magazine, 23 août 2003, pp. 32-33) 
 


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