Jean Le Camus : « Le père est un éveilleur ». L’école des parents, juin 2005


[ Les quelques objections que nous faisons ici à Jean Le Camus ne remettent pas en cause notre accord avec lui sur le fond de ce qu’il exprime ]
 
Jean Le Camus : « Le père est un éveilleur »
 
Auprès de l’enfant, les rôles du père et de la mère ne sont pas interchangeables.
 
De nombreux livres sortent sur le père alors qu’il y en a peu sur « les hommes ». La paternité serait-elle une façon de réintroduire un masculin « positif » ? Qu’en est-il alors de tous ceux qui ne veulent pas investir cette fonction et qui fuient l’engagement de couple ?
 
La paternité est un moyen d’accomplir son identité masculine, mais elle implique effectivement responsabilité et engagement. Aujourd’hui, beaucoup de trentenaires qui vivent dans notre société individualiste où sévit ce que François de Singly appelle « l’attraction de l’amour », prennent peur et refusent cet engagement. En même temps, les hommes sont de plus en plus présents en tant que pères. En 2002, 59% des nouveaux pères ont pris le congé de paternité auquel ils avaient droit. Je ne suis pas pessimiste, même si je ne méconnais pas les problèmes liés à la crise de l’autorité.
 
Autrefois, pour « briller », les hommes disposaient du terrain de l’héroisme. Seraient-ils en train de conquérir un nouvel espace, celui de la paternité ? Comment s’opèrent ces changements ?
 
Il y a eu un chaînon intermédiaire : le travail ; l’homme du XXe siècle s’est réalisé dans son activité professionnelle. L’homme, mari et père, décrit par Parsons était le « bread winner » et cette représentation reste forte, même aujourd’hui où il partage largement cette fonction avec sa conjointe. Quand nous avons interrogé les hommes sur le congé de paternité, nous avons constaté que la norme selon laquelle « un homme doit assurer » était toujours très prégnante. La question de l’harmonisation du temps de travail et du temps parental (que l’on croit propre aux femmes) se pose toutefois de plus aux hommes, notamment dans les classes moyennes. En revanche, cette conciliation n’est envisagée ni par les cadres supérieurs ou les professions libérales (comment « concilier » quand on travaille soixante-dix heures par semaine ?), ni par les travailleurs du bas de l’échelle (contraints d’enchaîner à leur temps de travail légal des heures de travail au noir ou de travaux domestiques). C’est au sein des classes moyennes que les choses bougent… et à condition que les femmes le souhaitent aussi, car l’implication des hommes dans leur paternité nécessite, de la part des mères, un certain lâcher prise sur les tâches éducatives. Une négociation doit s’engager pour le partage des rôles, qui s’applique aussi au « caregiving ». Sous l’influence des mouvements féministes, les femmes d’aujourd’hui – dont le niveau culturel s’est élevé – sont de plus en plus disposées à admettre et à comprendre qu’un homme s’implique auprès de ses enfants. La littérature (Jérôme Garcin dans Théâtre intime, Denis Marquet dans Père, Jean-Paul Dubois dans Une vie française) nous a fourni de beaux modèles de pères impliqués. L’objectif, dans mon dernier livre, est de dégager ce sur quoi s’appuie ce modèle. Les travaux américains sur l’attachement , mais également les thèses de doctorat de mes étudiants, ont bien montré l’impact positif de la présence du père sur le développement (social, cognitif et émotionnel) du jeune enfant. Je ne vais pas jusqu’à défendre le modèle du « papa poule », comme l’ont fait les Américains, car il ne me paraît pas souhaitable que le couple fasse vivre à l’enfant l’interchangeabilité absolue, voire l’inversion des rôles. Je préfère le modèle du père « impliqué et différencié », différencié parce qu’il est d’une autre génération.
 
Cette implication n’est pourtant guère perceptible quand on considère l’évolution du temps dévolu aux tâches domestiques en vingt ans ; les hommes y consacrent dix minutes de plus par jour, mais leur temps professionnel est toujour prioritairement investi. On dit qu’ils peuvent segmenter et cloisonner leurs divers temps, alors que les femmes se sentent responsables et mères à temps plein.
 
La femme n’arrête jamais, alors que le temps des pères est plus morcelé, plus segmentable. L’un des pères interviewés dans l’enquête disait très justement : « C’est indéniable que les femmes ont dans la tête un processeur qui tourne en continu et qui gère le quotidien de la famille ». Cela dit, il ne faut pas confondre temps domestique et temps parental. Le partage des tâches domestiques a effectivement peu évolué en France, mais le temps parental (passé avec et pour l’enfant), toujours inégalitaire, est réparti à 2/3 1/3 entre les femmes et les hommes (vingt-cinq heures par semaine contre douze) (1) [c’est ce que disent les enquêtes "politiquement correctes" qui n’interrogent que les mères. La réalité est beaucoup plus égalitaire].
 
Votre livre précédent s’appelait Le vrai rôle du père ; y aurait-il une seule façon d’être père ? Le dernier s’intitule Comment être père aujourd’hui ? : le propre de la paternité, à présent, n’est-il pas d’être multiple, de se choisir, d’être « une aventure » car il n’y a plus de modèle unique ?
 
Vous savez, les titres de livres sont souvent choisis par les éditeurs ! Mes livres reflètent le point de vue d’un homme qui croit à la paternité. Effectivement il n’y a pas de modèle unique aujourd’hui. Mais des modèles fonctionnels qui se juxtaposent et qui peuvent tous fonctionner… ce qui n’empêche pas, en tant que psychologue, de parler du souhaitable, d’évoquer l’intérêt supérieur de l’enfant et l’optimum de la fonction paternelle. Je valorise personnellement le modèle du père « impliqué et indifférencié » ; j’y crois, sans affirmer que les autres modèles sont mauvais. la désorientation des pères vient des messages contradictoires : d’un côté on dit « le bébé est une personne, il ne faut pas sanctionner », mais de l’autre on fait appel à l’autorité, on parle du besoin de repères et de la nécessité de l’interdit. Je souligne seulement une évidence : les enfants ne sont pas des adultes. Il y a une asymétrie fondamentale des places. Les parents ont une « avance de vie » qui les conduit à transmettre, à protéger, à exercer leur « devoir de sollicitude », comme l’écrit le philosophe Alain Renaut. 
 
Historiquement, comment le modèle du père traditionnel a-t-il décliné ?
 
Le modèle du « père sévère », le père institué, conceptualisé par Lacan a subi bien des assauts. Les conditions de vie ont évolué : travail des femmes, contraception, libération des mœurs, fragilité des unions, individualisme contemporain, égalisation progressive des statuts, laïcisation de la société. Le père n’est plus celui qui incarnait le Roi et Dieu, ce père qui avait deux assises, le droit romain et le christianisme. L’affirmation de l’autonomie et la promotion de l’identité personnelle ont porté atteinte à ce père, tout en laissant intact le besoin absolu de transmission de l’interdit… un interdit qui, désormais, peut aussi bien être porté par la mère.
 
La loi indique en effet que l’autorité est « parentale » c’est-à-dire partagée : les mères l’exercent autant que les pères. Ce n’est pas là ce qui différencie la mère du père… ni d’ailleurs l’aptitude à la tendresse.
 
L’autorité est en effet parentale, conjointe. La question de l’autorité se pose dans un contexte d’égalité foncière hommes/femmes et dans un contexte de bipolarité relative des rôles maternel et paternel. Il en de même de l’aptitude à la tendresse. Les hommes doivent donc accéder à l’amour parental [formule un peu surprenante : en seraient-ils originairement coupés ?]. Je ne suis pas favorable à l’interchangeabilité mais il n’existe pas non plus de hiérarchie.
 
Vous précisez plusieurs fois que le père n’est pas un co-parent (concept très à la mode) mais un autre parent. Vous soulignez par ailleurs l’importance de la présence précoce du père auprès de l’enfant.
 
J’accepte le terme de co-parentalité, mais je refuse l’idée que le père et la mère soient interchangeables ou qu’il y ait inversion des rôles. Il y a une prise en charge partagée des soins, de l’éducation de l’enfant. Il faut également penser la différenciation première père/mère face à l’enfant. Le dialogue noué est différent selon le sexe (harmonie homéostasique ou harmonie de rupture). Ensuite, il faut intégrer la différence de relation selon que l’enfant est une fille ou un garçon. Pour le garçon, le père est le référent, celui qui le confirme dans son sexe ; pour la fille, il est le complément qui lui révèle l’autre sexe. Avec la mère, c’est l’inverse. Quant aux effets de l’implication précoce du père, je ne peux que répéter que sa présence auprès de l’enfant, avec les différences de sexe et de génération, est bénéfique pour le développement de l’enfant. Cette implication se vit de façon directe, dans l’interaction, dans le partage des soins, des jeux. Et elle est multidirectionnelle (pas seulement sur le registre de l’interdit, de la frustration).
 
Vous parlez beaucoup de la différenciation sexuelle. Comment fonctionnent les foyers homoparentaux ?
 
En ce qui concerne les fonctions de transmission et de séparation, aucun problème : l’un des parents, quel que soit son sexe, assume le rôle de tiers séparateur. Là où, à mon sens, c’est plus délicat, c’est pour la fonction de construction de l’identité sexuée de l’enfant. On n’a guère de recul pour se prononcer, mais il faut souligner l’importance des figures substitutives, comme dans les foyers monoparentaux. Le rôle de complément doit être tenu par quelqu’un de l’autre sexe.
 
Vous parlez de la paternité élective des beaux-pères. Or, on est père à vie de ses enfants, pas de ses beaux-enfants. Est-ce que l’élément fondamentalement différent n’est pas l’irréversibilité de la situation ?
 
Dans les cas de recomposition, on ne peut pas gommer le père biologique. Plusieurs recherches ont parlé de paternité « additionnelle » car il y a bien un partage de responsabilité. La situation est parfois très difficile, les enfants se trouvant en conflit de loyauté. C’est une paternité alternative, libérée, une façon d’être père autrement, une paternité qui n’est pas instituée, ni, en effet, irréversible. D’où sa fragilité, sa complexité.
 
Je trouve intéressant, que vous insistiez sur le fait qu’il ne faut pas chercher à faire du « même ». Le père n’est pas la mère et il y a une génération d’écart entre les parents et l’enfant.
 
Je répète inlassablement que la « mêmeté » est mortifère. Il faut de la différence, de la tiercéité.
 
Vous avez une belle formule : « Le père est celui qui dit oui… » Pourtant, on a tellement entendu que le père est celui qui dit « non » !
 
Contrairement à Aldo Naouri qui dit que le père est celui qui dit non à tout, je soutiens que le père est celui qui dit oui, mais pas n’importe comment et pas tout le temps. Le père ouvre des voies, il stimule, c’est un éveilleur. Il pose des défis, il est un catalyseur de prise de risque, alors que la mère protège. Il a un rôle particulier concernant l’acquisition du langage par l’enfant. Le lexique paternel est plus sophistiqué, le père fait plus de demandes de reformulation, obligeant l’enfant à faire des efforts de langage, à conventionnaliser, tandis que la mère le comprend à demi-mots. Il exerce un pont linguistique.
 
(1) Enquête laboratoire Matisse : unité de recherche CNRS 2000. Confirmé par l’enquête emploi INS
 
Propos recueillis par Colette Barroux-Chabanol
 
Jean Le Camus, professeur émérite de psychologie à l’université de Toulouse-Le Mirail, auteur de cinq ouvrages sur la paternité parmi lesquels Le vrai rôle du père (Ed. Odile Jacob, 2000) et Comment être père aujourd’hui ? (Ed Odile Jacob, 2003).
 
L’école des parents, juin 2005, pp. 8-10
 


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