« La déviance féminine est prise en charge en amont » Coline Cardi. Libération, 3 novembre 2006
[Quand on commet un crime ou un délit, mieux vaut être une femme. Ici, les lois ne sont pas en cause, mais la manière de les appliquer, différente pour chaque sexe. Le mythe bourgeois de la femme-toujours-faible, et le mythe misandre de la femme-toujours-victime influençent suffisamment les juges pour leur faire appliquer deux poids, deux mesures.]
Coline Cardi, sociologue, a enquêté un an en maison d’arrêt. Elle explique le faible taux d’incarcération des femmes :
« La déviance féminine est prise en charge en amont »
Attachée temporaire d’enseignement et de recherche à Lille-III, Coline Cardi est doctorante en sociologie à Paris-VII, au Centre de sociologie des pratiques et représentations politiques. Sa thèse porte sur les femmes et le contrôle social. Elle a enquêté pendant un an dans deux maisons d’arrêt pour femmes, notamment dans le cadre d’une recherche européenne menée en France par l’association Faire.
- En France, il y a dans les prisons 3,8% de femmes. Comment expliquer un chiffre si bas ?
- On sait peu de choses sur les femmes en prison. On dit souvent que le sexe est la variable la plus discriminante puisque la population carcérale est principalement masculine, mais la question est rarement analysée. Il y a cependant plusieurs hypothèses pour l’expliquer. D’abord, au niveau de l’éducation et de la socialisation. Les femmes sont élevées dans une sorte de sollicitude par rapport à l’autre. Dans les représentations, elles ne tuent pas, ne volent pas, n’agressent pas et l’apprentissage du féminin traditionnel passe par ces interdits. On peut aussi penser que les femmes sont plus cantonnées que les hommes dans la sphère privée, et donc que leurs actes de transgression dans la sphère publique sont moindres, ou moins visibles.
Ensuite - et je me réfère là aux études canadiennes et nord-américaines et à mes observations sur le terrain, les instances pénales montrent une plus grande indulgence envers certaines femmes. Parce qu’on les considère parfois comme des victimes qu’on a tendance à psychologiser leurs actes. Enfin, les femmes offrent plus de gages de représentation, puisque, généralement, elles élèvent les enfants. Pour toutes ces raisons, les juges hésitent à les envoyer en prison. Mais ils peuvent aussi se montrer très sévères devant certains actes commis par des femmes, comme les atteintes aux enfants.
- En a-t-il toujours été ainsi ?
- Pas du tout. Vers 1850, il y avait 20% de femmes dans les prisons et même 33% à la fin du XVIIIe siècle. Avant la Révolution la prison était en fait réservée aux femmes et aux enfants, les hommes étaient envoyés aux galères. Quand la prison se généralise, le taux de féminité diminue. Cela s’explique aussi par la disparition de délits pour lesquels la part des femmes était importante. C’est le cas, en 1832, du délit dit de fagot sur le domaine public, ou vol de bois. Même chose avec la dépénalisation de l’avortement ou des chèques sans provision. Le taux n’est remonté qu’après la Libération, certaines femmes ayant été accusées d’avoir couché avec des Allemands. Aujourd’hui, la déviance des femmes est en fait prise en charge par d’autres institutions, la psychiatrie, le droit familial, la protection sociale, dont celle de la mère et de l’enfant, qui protègent les femmes mais les stigmatisent et les surveillent de près.
- Est-ce à dire que plus les gens sont protégés, contrôlés, et moins ils vont en prison ?
- On peut le penser, et c’est toujours l’ambivalence... J’ai travaillé sur la délinquance des jeunes filles et il apparaît que pour certaines ayant commis un ou des délits, le juge a ouvert un dossier d’assistance éducative de « mineurs en danger » et non un dossier au pénal. De la même façon, les juges des enfants ont un discours quasi-sociologique sur la délinquance juvénile et dès qu’on les interroge sur les filles, ils cherchent des causes familiales et psychologiques. Les causes sociales invoquées pour les garçons (la société de consommation , la violence, la situation des banlieues) disparaissent.
- Pourtant dans votre étude, vous notez que certaines femmes détenues ont des caractéristiques très semblables à celles des hommes...
- Oui. D’un point de vue pénal et social, ce groupe de femmes correspond à la clientèle masculine. Mais leur trajectoire montre que la prison est en fait l’aboutissement de prises en charge institutionnelles réservées aux femmes.
- Qui sont-elles ?
- Des femmes au parcours chaotique, marquées par des séries de ruptures et d’exclusion. Elles ont quitté l’école tôt et sans diplôme, ne travaillent pas, ou au noir, sont parfois toxicomanes. Elles sont, en général, peu insérées socialement. Comme leurs homologues masculins, elles ont été incarcérées jeunes et à plusieurs reprises, pour des délits mineurs. Ces récidives expliquent leur incarcération. Certaines revendiquent d’ailleurs une forme de virilité, parlent des bagarres dans la cour de promenade et proclament le fait d’avoir, en tant que femmes, un rôle très masculin. Elles connaissent par cœur les règles carcérales, vous font le récit de leurs trafics et négociations en prison. Elles ont des trucs et des tactiques, savent qu’il vaut mieux comparaître devant les juges cheveux détachés et en larmes. Mais elles racontent aussi que lors de leur garde à vue, elles ont été facilement traitées de « salopes » si elles ont commis des actes s’apparentant à ceux des hommes.
- Et celles que vous appelez les « criminelles conformes » ?
- Elles viennent de milieux populaires, sont intégrées au plan familial et social, et se présentent comme de bonnes mères et de bonnes travailleuses. Elles sont incarcérées pour la première fois et pour des infractions graves : infanticide, meurtre d’un mari ou d’un compagnon, grosse escroquerie. Leur entrée dans la sphère pénale est très violente. Par exemple, elles relatent leur procès sans pouvoir toujours distinguer les rôles. Mais elles s’appliquent à être de bonnes détenues, n’ont pas d’incident disciplinaire et sont dans des stéréotypes très forts, affirmant : « Je suis une femme normale ». Il est très difficile pour celles reconnues coupables d’avoir porté atteinte à leurs enfants de reconnaître leurs actes. Les surveillantes, d’ailleurs, leur recommandent de s’inventer une autre histoire. L’une d’elles m’a ainsi raconté le braquage d’un supermarché, alors qu’elle avait volé un enfant.
- Et le troisième groupe ?
- Il s’agit de femmes issues des classes sociales supérieures, souvent très diplômées, installées dans des carrières, qu’elles soient légales ou illégales. Elles maîtrisent la loi et sont à l’aise face aux juges ou aux avocats. Elles bénficient à l’extérieur de solidarités très importantes et pas seulement familiales. En fait, en prison, les différences sociales sont reproduites jusqu’à la caricature.
Propos recueillis par Dominique Simonnot
Libération, 3 novembre 2006, p.4
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[Confirmation dans un autre article sur les mères infanticides. L’ampleur de ce crime spécifique est occultée par un double processus : psychiatrisation des mères, intégration dans la statistique d’un crime plus large :]
Ces mères qui n’ont pas conscience de tuer leur bébé (extrait)
(...) Les spécialistes estiment ainsi à une cinquantaine chaque année le nombre de « néo-naticides », ces meurtres commis dans les trois jours qui suivent la naissance, avant même qu’un lien n’ait eu le temps de se créer entre la mère et le bébé. La justice ne dispose, elle, d’aucune statistique depuis que le terme « infanticide » a disparu du Code pénal, pour y être remplacé par l’« homicide aggravé sur mineur de moins de quinze ans ».
« Rares sont les femmes qui sont renvoyées aux assises, où elles encourent la réclusion criminelle à perpétuité, précise Yves Charpenel, avocat général à la Cour de cassation. Dans l’immense majorité des cas, l’irresponsabilité pénale est en effet retenue par les psychiatres ». L’infanticide est en effet commis par des mères désemparées, en souffrance, souvent enfermées dans une grande solitude affective ou sociale. Dans bien des cas, le meurtre est d’ailleurs l’aboutissement d’un déni de grossesse. « Le crime survient alors dans la panique, la violence que constitue l’accouchement », souligne le Dr Blanche Massari, pédopsychiatre et responsable de l’unité mère-bébé au centre hospitalier intercommunal de Créteil. Ainsi cette femme, fille de médecins et âgée de 20 ans, qui, se croyant en proie à une crise de coliques, s’est rendue aux toilettes pour mettre au monde son nouveau-né. Le déni avait été si puissant, témoigne son psychiatre, qu’elle n’avait pas pris un gramme au cours de sa grossesse et que son corps ne portait aucune trace du passage de l’enfant deux heures après l’accouchement. « En une fraction de seconde, cette jeune femme a dû prendre conscience à la fois de sa grossesse et de l’arrivée d’un enfant. Sa réponse à ce séisme a été de donner la mort », remarque le Dr Massari.(...)
Delphine Chayet
Le Figaro, 17 novembre2006
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