"L’homme n’est pas un ennemi à abattre". Elisabeth Badinter. L’Express, 24 avril 2003
[Les prises de position d’Elisabeth Badinter ont incontestablement donné un statut à l’antimisandrie, son passé de féministe historique se conjuguant pour cela à sa lucidité et à son style percutant (constatables dans les passages que nous avons colorés). Nous regrettons cependant qu’elle soit encore imprégnée de résidus idéologiques qui la font parfois retomber dans le plus plat conformisme : d’où nos commentaires]
"L’homme n’est pas un ennemi à abattre"
Pour Elisabeth Badinter, faire comme si rien n’avait changé dans les rapports entre les sexes est mensonger et contre-productif.
- Ce titre, Fausse Route, est-ce un bilan ou un avertissement ?
Les deux. Depuis la fin des années 1980 et le début des années 1990, le féminisme dérive d’une façon qui me choque. Aveuglé par ses bons sentiments - d’aucuns diraient sa « bien-pensance » - il est en train de redonner vie aux stéréotypes préféministes les plus éculés. L’image de la femme du XXIe siècle oscille entre l’enfant impuissant et la reine mère : c’est une femme terrorisée et qui, dit-on, aurait toutes les raisons de l’être, une femme battue et maltraitée par l’homme, une femme-enfant irresponsable, une femme qui ne sait pas dire non et qui demande protection. Par ailleurs, pour justifier l’inscription de la parité dans la Constitution, certaines n’ont pas hésité à remettre à l’honneur la femme-mère. Cela correspond si peu aux objectifs que je souhaitais pour les femmes que je me suis dit : « Ça suffit ! »
- Quelle image de la femme voulez-vous défendre ?
Liberté, égalité, fraternité. C’est un féminisme républicain. Liberté, c’est le contraire de la pénalisation. Egalité, le contraire de la parité. Fraternité, le contraire du séparatisme. Il faut se battre pour gagner l’égalité avec les hommes [ce qui est fait et même dépassé depuis longtemps !], sûrement pas contre eux.
- On va vous accuser de trahir la cause des femmes, par ce livre. Etes-vous toujours féministe ?
Je suis étrangère à l’idéologie de ce nouveau féminisme. Nous avons bien, les unes et les autres, les mêmes objectifs de l’égalité des sexes, mais nous divergeons radicalement sur les moyens d’y parvenir. Si je n’étais pas féministe, je ne m’inquiéterais pas de ce qui m’apparaît comme un danger pour notre cause commune.
- Le temps des conquêtes féministes n’est-il pas révolu ?
Pas quand les deux tiers de la planète réservent aux femmes une condition indigne. Ni quand, dans nos propres banlieues, les jeunes filles rasent les murs pour ne pas encourir les insultes des garçons, ne peuvent vivre librement leur sexualité, ou sont victimes de mariages arrangés. Pour des milliards de femmes, l’égalité des sexes est encore une lointaine espérance. Pas de quoi baisser les bras !
- Vous dénoncez le « victimisme » des associations féministes. Ne renouent-elles pas avec la tradition des plaintes féminines ?
A ceci près que cette position de victime est, pour la première fois, aussi celle de l’héroïne. Les victimes ont toujours raison. Mieux, elles ont droit au respect. C’est ainsi qu’aujourd’hui on attire la sympathie et la commisération. Il n’est pas indifférent que l’une des plus célèbres féministes radicales américaines, Andrea Dworkin, parle du peuple féminin comme de « survivantes ». Certes, quand les féministes se mobilisent pour venir en aide aux victimes de violences objectives, elles font leur travail. Mais quand elles étendent le concept de violence masculine à tout et à n’importe quoi, quand elles tracent un continuum de la violence qui va du viol au harcèlement verbal, moral, visuel... en passant par la pornographie et la prostitution, alors chaque femme un peu parano peut se déclarer victime - réelle ou potentielle - des hommes en général. Il est stupéfiant de voir que c’est au moment où les femmes sont en train de réussir une révolution immense que le discours féministe fait comme s’il s’agissait de fausses avancées, comme s’il n’y avait pas de différence entre les conditions féminines aujourd’hui, hier, et partout dans le monde. On met globalement en cause l’autre partie de l’humanité - tous les hommes sont des salauds. C’est une tentative d’instaurer la séparation des sexes.
- Vous prenez pour exemple la modification du texte de loi sur le harcèlement sexuel, qui doit être appliquée en 2005.
Ce texte me semble monstrueux : on est passé de la pénalisation d’un chantage sexuel par un supérieur, c’est-à-dire d’un abus de pouvoir, à la pénalisation d’on ne sait plus trop quoi : une attention sexuelle non désirée ! A chaque loi, on construit des barrières un peu plus élevées entre les sexes. Pourtant, il y a là un véritable enjeu : comment faire avancer l’égalité des sexes sans menacer les relations des femmes aux hommes ? Je ne suis pas sûre que ce soit l’objectif de toutes les féministes. C’est même le contraire.
- Vous allez plus loin. Vous dites qu’il y a tromperie intellectuelle. Le discours féministe s’appuierait sur des chiffres artificiellement gonflés et des arguments parfois biaisés.
Pour justifier des lois aussi protectrices, il faut démontrer que les femmes sont constamment les victimes des hommes. Il y a un malentendu qui est en train de s’imposer en France et dans toute l’Europe sur les violences dont les femmes seraient victimes, et ce n’est pas innocent. Est-il légitime d’additionner viols, coups et blessures et pressions psychologiques comme s’il s’agissait de la même violence ? Lorsque tous les médias répètent que 10% des Françaises sont objets de violences conjugales, sans plus de précision, le public et certains journalistes traduisent aussitôt : 10% des Françaises sont des femmes battues. Ce qui est faux, archifaux. A lire l’enquête à l’origine de cet « indice global de violences conjugales », 2,5% des femmes sont l’objet d’agressions physiques et 0,9% seraient victimes de viols conjugaux et d’autres pratiques sexuelles imposées, quand 37% se disent victimes de « pressions psychologiques » ... Pourquoi ces nécessaires précisions sont-elles toujours passées sous silence ? Et pourquoi ce chiffre de 10% devient-il 12%, puis 14% au fil des articles et émissions consacrés à ce sujet, sinon parce que, consciemment ou non, on en tire un bénéfice un peu pervers ? Il y a une sorte d’allégresse, de surenchère, dans l’exploitation des statistiques : 10% de femmes victimes, cela signifie 10% d’hommes violents, voilà bien le signe de la domination masculine !
- Vous suggérez que les femmes aussi peuvent exercer des violences contre l’autre sexe.
Je m’élève contre les représentations généralisantes : « Toutes victimes », qui renvoie à « Tous bourreaux ». Certes, il y a beaucoup plus de femmes victimes des hommes que l’inverse [ça, c’est un résidu idéologique...]. Mais il y a aussi des bourreaux femmes et des mégères en tout genre. Dans l’un et l’autre cas, ce sont des minorités qui relèvent de la pathologie sociale et psychologique, et non la vérité des deux sexes.
- En fait, c’est à l’essence des hommes qu’on s’attaque ?
On fait comme si rien n’avait changé, comme s’il n’y avait pas de différences entre la condition des femmes orientales et celle des Occidentales. On se complaît dans l’idée que l’homme est toujours et partout un oppresseur et un tyran, incapable d’évoluer. Je trouve cette généralisation mensongère et contre-productive. La lutte contre les abus masculins sera d’autant plus efficace que les féministes s’interdiront les fantasmes pour rester au plus près de la vérité.
- Vous dénoncez la propension des nouvelles féministes à s’ériger en censeurs. Vous leur reprochez de défendre l’ordre moral, alors que leurs mères le vilipendaient dans les années 1970, en chantant les bienfaits de la contraception et de l’amour libre.
Ce n’est pas le même ordre moral. En 1970, les filles se battaient pour « jouir sans entraves ». En 2000, les associations féministes militent pour une « sexualité saine et joyeuse », qui suppose de nouveaux interdits, un modèle de sexualité « convenable » qui nie les particularités masculines et auquel les hommes devraient se soumettre. Au nom de la « dignité féminine », il faudrait pénaliser la prostitution, la pornographie, et même les avances sexuelles non désirées, etc. On raisonne par analogie. On dit : le viol est une atteinte à l’intégrité. Si l’on considère que voir une image pornographique est une atteinte à l’intégrité, alors on conclut que c’est une sorte de viol. Tout ce qui est simple violence est ramené au pire : le viol, dont des féministes ont dit que c’était plus grave qu’un assassinat.
- Ne faut-il pas protéger l’image des femmes, et leur sexe ? L’inégalité entre les deux sexes ne s’illustre-t-elle pas par cette compulsion de l’un à traiter l’autre comme un objet ?
Où commence et où se termine l’image dégradante d’une femme ou d’un homme ? Je fais plus confiance au public qu’à des censeurs autodésignés pour décider de ce qui est acceptable, malgré les risques de dérapage. Quant à la prostitution, je n’en suis pas une militante et je suis la première à dire que ce n’est pas un métier comme les autres. Mais il ne faut pas faire d’amalgame entre la prostitution exercée librement et la prostitution contrainte, sous la coupe d’un proxénète.
- Ces nouvelles revendications « moralisantes », dites-vous, visent à diaboliser l’homme. Les féministes n’ont-elles pas de tout temps cédé à cette tentation ?
Non, il faut distinguer entre féminisme radical et féminisme libéral. Pour les unes, minoritaires, l’homme est l’ennemi avec lequel on ne peut négocier. Pour les autres, on fait semblant de négocier tout en leur imposant la loi. Pour d’autres encore, dont je suis, l’objectif de l’égalité des sexes doit être poursuivi avec l’assentiment des hommes. Il s’agit chaque fois de les rendre conscients d’une situation moralement injustifiable qui appelle un changement de leur part. [d’accord, et un changement aussi de la part des femmes qui font des choses "injustifiables"] Le processus est long, car il implique une évolution de leur mentalité, mais c’est le seul possible. Sans quoi, c’est la guerre des sexes, dont personne ne veut. L’homme n’est pas un ennemi à abattre.
- Mais il est l’Autre, intrinsèquement, aux yeux du nouveau féminisme, qui fonde ses revendications sur la théorisation des différences entre les sexes. D’où le recours à la discrimination positive, par exemple la loi sur la parité.
Ce féminisme-là croit que ce qui nous distingue est plus fort que ce qui nous unit alors que, moi, je pense le contraire. Le différentialisme et le communautarisme venus d’outre-Atlantique feront toujours plus d’adeptes en France - et dans toute l’Europe - tant que le système républicain et universaliste paraîtra bloqué. Pourquoi si peu de femmes dans les assemblées, mais aussi pourquoi si peu d’ouvriers, de Français de la seconde génération, etc.? Le remède consiste non pas à changer de système, mais à déverrouiller le nôtre, qui finit par laisser penser à une discrimination négative. La parité, qui instaure la « paire », a mis fin au concept remarquable de la citoyenneté. De plus, il est désormais énoncé dans la Constitution qu’homme et femme sont deux entités différentes, avec des natures différentes, des valeurs différentes, des intérêts différents. C’est l’instauration d’une sorte de séparatisme : le contraire de l’égalité. On est choisi d’abord en fonction du particularisme sexuel. Pour ma part, je trouve cela humiliant. Mais beaucoup ont pensé que la fin justifiait les moyens : pour qu’il y ait davantage de femmes dans les assemblées, on pouvait tourner le dos à nos principes moraux et politiques. C’est un gigantesque pas en arrière !
- Mais pourquoi cette idée de parité a-t-elle tant plu ?
C’est moins une conception du féminisme qui l’a emporté dans l’opinion que la nouveauté du mot « parité » - plus accessible que le vieux concept d’égalité. La parité renvoie à l’idée de paire, de couple mixte, plus évidente que celle, abstraite, de neutralité citoyenne. Le slogan « Un homme, une femme » semble illustrer le concept d’humanité, sans qu’on se soucie vraiment de ses implications politiques et philosophiques. A une époque où l’image est reine, où tout le monde n’a que le mot « concret » à la bouche et où l’abstraction est l’objet de toutes les méfiances, il n’est pas étonnant que celles qui en appelaient à cette dernière aient perdu la partie.
- Pourquoi les hommes, premiers ciblés par cette idéologie séparatiste et cette vision grimaçante de la masculinité, ne protestent-ils pas ?
Ils sont tétanisés par la bien-pensance féministe et crèvent de trouille à l’idée de passer pour des machos, donc des salauds et des réactionnaires. Au moment du débat sur la parité, quiconque disait son dissentiment était flingué par les deux grands quotidiens de gauche, Le Monde et Libération. Il faut n’avoir rien à perdre pour affronter ces outrages...
- Ce différentialisme que vous dénoncez est-il en progression ?
Oui, car le mode de pensée communautariste s’étend de jour en jour face à l’inertie républicaine. Depuis plus de dix ans, la République a plusieurs fois plié le genou devant le différentialisme. De crainte d’être accusée d’intolérance ou d’ethnocentrisme, elle a, selon les cas, laissé faire (le port du voile à l’école), combattu mollement (l’excision, ou la polygamie des nouveaux arrivants) ou, au pire, officialisé (la différence des sexes inscrite dans la Constitution). Aujourd’hui, nous voyons monter en puissance le différentialisme religieux, qui non seulement est source de guerre entre les communautés, mais utilise cyniquement le différentialisme sexuel pour le retourner contre les femmes. Beau résultat !
- Comment expliquez-vous la pauvreté théorique du nouveau féminisme français ?
Pour la bonne raison qu’il n’y a plus de théorie philosophique qui commande l’action. Maintenant, on se glorifie du pragmatisme, on joue au coup par coup. La grande coupure est encore une fois l’affaire de la parité. Nombre de féministes universitaires, qui se disaient universalistes, ont mis leur drapeau dans leur poche, pour se rallier à ce qui leur semblait souhaitable du point de vue pratique, mais injustifiable au regard de leurs principes philosophiques. Depuis lors, seul le féminisme différentialiste peut se faire entendre, même s’il se présente toujours masqué.
- Vous affirmez que le féminisme à la mode renoue avec les « vertus féminines » d’antan. Pourtant, jamais une telle proportion de la population des femmes n’a travaillé et pris des responsabilités...
C’est vrai, les femmes ont beaucoup progressé depuis la publication du Deuxième Sexe. Il n’empêche que, pour la première fois depuis les années 1960, l’écart des salaires entre hommes et femmes s’est légèrement creusé l’année dernière, que le nombre de mères de deux ou trois enfants qui travaillent a régressé, que le temps partiel se dit au féminin, que l’allaitement maternel est redevenu un devoir plus qu’un choix, que le mythe de l’instinct maternel a repris vigueur. La dure crise économique des années 1990 n’y est pas pour rien. Mais les féministes ne se sont pas massivement mobilisées contre tout cela. Et pour cause : les différentialistes y ont prêté la main avec leur conception de la femme-mère et les autres se sont tues. Quelques voix isolées ont rompu le silence sans pouvoir entraîner une mobilisation efficace.
- La France s’est-elle particulièrement dévoyée, en matière de féminisme ? Quels pays, à vos yeux, ont fait du bon travail ?
Aujourd’hui, le féminisme « français » est submergé par le féminisme européen, qui, lui-même, est influencé par le féminisme américain, victimiste et puritain. C’est le Parlement européen - haut lieu du lobbying féministe - qui a voté cette nouvelle loi sur le harcèlement sexuel ainsi défini : « Un comportement non désiré, verbal, non verbal ou physique, à connotation sexuelle, qui tente de porter atteinte à la dignité de la personne, en créant une situation intimidante, hostile, dégradante, humiliante ou offensante » ! En relisant ce texte, je me dis que le féminisme français est mort... Demain, ce sera la prostitution. Après-demain, la pornographie. Ne nous leurrons pas, c’est l’esprit du féminisme radical américain qui est en train de l’emporter.
- Le féminisme a-t-il encore des combats à mener ?
Oui, un combat majeur, dont tout le reste dépend : le partage des tâches familiales et ménagères [combat (?) gagné depuis longtemps !]. Combat long et difficile, parce qu’il relève non de la loi, mais des mentalités et de la vie privée. Et, pour mener ce combat-là, il ne faut pas s’en remettre à la prose différentialiste.
- Croyez-vous vraiment à l’interchangeabilité des rôles ?
Aujourd’hui, la bisexualité psychique est devenue une évidence. En fonction de son éducation et de son histoire, chacun ou chacune présente un mélange bien personnel (particulier) de féminité et de masculinité, qui l’incline à jouer tel rôle plutôt que tel autre. Le grand changement par rapport au passé est que ce choix est individuel et non le résultat d’un diktat social. Ce qui interdit donc, aussi, de parler d’interchangeabilité des rôles comme d’un modèle obligé.
- Qu’auriez-vous envie de dire à votre petite-fille ?
La même chose qu’à mon petit-fils : l’homme est le meilleur ami de la femme, à condition que l’un comme l’autre apprennent à se faire respecter.
par Jacqueline Remy
L’Express, 24 avril 2004
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