Une société matriarcale est-elle plus juste ? Pierre Bouchard (extrait de "La planète des hommes". Bayard Canada, 2005)


 

Une société matriarcale est-elle plus juste ? (extrait)

 (…) d’autres sociétés, comme  les Iroquois, ont constitué des systèmes où les enfants appartiennent à la mère et portent le nom de la mère. Les enfants portent le nom de la mère, qui elle-même porte le nom de sa mère. Autour de ce noyau s’organise une société où la femme a plus d’importance dans la lignée. La lignée devient une référence pour le clan qui lui-même est un groupe de lignées.

Il y avait trois clans principaux chez les Iroquoiens : l’ours, le loup et la tortue. La plus vieille mère, la plus vieille ourse, la plus vieille louve ou la plus vieille tortue devient la mère du clan. Cette femme devient une référence pour le clan. Ensemble, les mères de clans vont nommer les chefs, orienter la politique et jouer des jeux politiques déterminants. Ce sont elles qui décident, mais d’une manière secrète, cachée.

Dans une société où les femmes contrôlent à la fois les enfants, les récoltes et donc l’économie, la reproduction, la politique, il reste un problème : comme la femme ne peut déléguer le pouvoir d’avoir des enfants, elle doit toujours rester près de sa progéniture, c’est-à-dire du foyer. Comment rester au foyer et dominer la vie sociale en même temps ? Voilà la grande question à laquelle toutes les sociétés matriarcales du monde ont eu à répondre. Pour contrôler les enfants et la maison, il leur a fallu éloigner le géniteur, dévaloriser le père biologique.

Mais en même temps, il a fallu chercher un autre homme pour prendre la responsabilité des enfants, un homme moins dangereux, qui appartient à la famille. Il faut dire que chez les Iroquois, on n’épouse pas une personne de son propre clan : une femme ourse n’épousera pas un homme ours, c’est interdit. Il lui faut trouver un homme loup ou tortue. L’autre homme responsable des enfants sera donc le frère de la femme. Il n’est pas dangereux : il est de la famille. Le frère va donc s’occuper des enfants de sa sœur. Ce père est un père culturel et il est plus important que le père biologique. Bien sûr, le père biologique aime ses enfants, mais il apprend à aimer ceux que sa culture lui impose, les humains sont des êtres culturels. Voilà comment les femmes iroquoises protégeaient leur pouvoir domestique et politique.

L’autre façon de protéger ce pouvoir est d’éloigner les géniteurs et les hommes de façon générale. Les femmes faisaient les enfants, mais elles étaient aussi gardiennes des graines et des semences. Elles connaissaient l’agriculture. La relation entre les femmes et l’agriculture est très ancienne ; faire de l’agriculture, c’est aussi faire de la reproduction. Il a donc fallu inventer un rôle pour les hommes. On en a fait des voyageurs, des commerçants. A eux de faire des échanges commerciaux ! A cette fonction économique s’est ajoutée une fonction politique, celle de faire la guerre. Les guerriers sont de plus en plus rentrés dans un rituel d’égalisation : les autres ont tué quelqu’un de chez nous, il faut tuer quelqu’un de chez eux. De plus, il faut protéger le territoire, établir des routes pour le commerce et les protéger. Résultat ? L’homme est pratiquement toujours absent. Il revient pour se reproduire, mais la plupart du temps, il est au loin. Ce monde est divisé en deux : un monde de femmes, établi dans la continuité, dans la « longue maison », et un monde d’hommes en voyage. (…)

L’homme iroquoien avait une femme qui était sa femme, ils se mariaient. Selon les ethnographies de la vie quotidienne, les hommes étaient très actifs, souvent en voyage et peu « à la maison ». L’univers domestique n’était pas celui de la famille nucléaire que nous connaissons, avec papa-maman-enfants. Il était construit autour de maisons communales, de maisons claniques. Le père était avec son clan, en voyage, pour le commerce et la guerre. Et quand il rentrait chez lui, il habitait dans la maison de son clan, qui n’était pas la maison de sa femme, puisqu’elle appartenait à un clan différent. Il vivait donc dans la maison de sa sœur, la maison de sa mère. Mais pour la reproduction, les rencontres étaient très rapides, il n’y avait pas d’intimité prolongée pour faire des enfants. Les rituels de reproduction n’étaient pas très sophistiqués, ils étaient rapides et pouvaient se pratiquer n’importe où. Dans les sociétés iroquoiennes d’il y a 300 ou 500 ans, on ne pouvait imaginer une vie quotidienne en face-à-face constant. Du temps des « longues maisons », ces maisons vraiment claniques, ces foyers féminins où l’on vivait entre femmes du même clan, les hommes ne pouvaient pas entrer à l’improviste. Ils n’étaient pas chez eux
 
L’auteur est diplômé en anthropologie des Universités Laval de Québec et McGill de Montréal. Il est spécialiste des questions amérindiennes.
 
Une société matriarcale est-elle plus juste ? Pierre Bouchard (dans La planète des hommes. Mario Proulx. Bayard Canada, 2005, pp. 14-16 et 18-19)
 
 


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