Suisse. Quand le "sexe fort" est battu. Magazine amnesty, février 2013


 

[Article bien construit et bien documenté, mais qui n’a rien d’exceptionnel. Nous le reproduisons parce qu’il est publié par un magazine d’Amnesty international (section suisse). Une première pour cette ONG qui dénonce depuis des années la violence conjugale... mais ignore superbement les hommes victimes. Et une épine dans le pied des autres sections : vont-elles suivre cet excellent exemple, ou continuer d’occulter la moitié des victimes en fonction de leur sexe ?]

 

Quand le "sexe fort" est battu

 

Dans l’esprit des gens, violence conjugale rime avec femme battue. Pourtant, les hommes aussi peuvent être victimes de mauvais traitements. Violence physique, psychologique ou économique, ceux qui la subissent se replient dans la honte. Par Feriel Mestiri

« Femmes gentilles, hommes méchants. » Ce cliché a la peau dure lorsqu’il s’agit de violence conjugale. Si les femmes sont certes plus nombreuses à déclarer avoir subi des violences de leur conjoint, les hommes ne sont pas épargnés et la société tarde à en prendre conscience. Sur les 4520 dépositions enregistrées par la police en 2011, environ un quart des violences au sein des couples est signalé par des hommes. Parce qu’ils sont quatre fois moins nombreux que les femmes à la dénoncer et parce qu’ils sont souvent stigmatisés comme étant les uniques auteurs de violence, le millier d’hommes victimes de violence conjugale est ignoré. Et ce chiffre pourrait bien être en dessous de la réalité.

En effet, ce sujet encore tabou rend difficile la mesure du phénomène. En Suisse, on dispose de deux enquêtes représentatives de la violence envers les femmes. Mais les hommes n’ont pas été interrogés. L’image du mâle dominant, ancrée dans les esprits, rend son statut de victime impensable. Qu’ils soient victimes de coups, d’humiliation ou de chantage, les hommes s’expriment rarement, par honte ou par convenance sociale. Pire, ils peinent à se définir eux-mêmes comme étant des victimes, selon Olivier Hunziker, président de l’association Pères et mères pour une éducation responsable (VeV).
« Pour la plupart d’entre eux, ce n’est pas grave d’avoir une blessure. Beaucoup me disent qu’ils ont vécu pire à l’école. C’est la violence psychologique qui les détruit. »

Olivier Hunziker a ouvert en 2009 un foyer pour les hommes : Zwüschehalt (arrêt intermédiaire). Le premier en Suisse. Dans cette petite maison près d’Aarau, les hommes victimes de violence psychologique sont les plus nombreux. Cette violence se manifeste notamment sous forme d’une emprise sociale – jalousie extrême, interdiction de certains contacts, contrôle systématique des communications téléphoniques ou du courrier électronique – ou psychologique – insultes, menaces, rabaissement, dénigrement du père auprès des enfants, calomnies, intimidation.

« J’ai l’impression d’avoir été rabaissé jusqu’à n’être plus qu’une espèce de chien. […] J’ai été harcelé pendant des années dans tous les aspects de mon quotidien. Au point où, au fil du temps, je ne savais même plus comment je m’appelais. Je ne savais plus ce que j’aimais, ce que je voulais. » Ce témoignage – rare – de Cédric, a été recueilli en 2001 par Sophie Torrent dans le cadre d’une recherche à l’Université de Fribourg.

Un deuxième tabou

Si la femme frappe avant tout psychologiquement, la violence physique n’est pas en reste. A Genève, l’association Face à Face, créée en 2001 par Claudine Gachet, travaille sur la prévention et l’éducation des femmes et adolescentes ayant des comportements violents. « Les femmes sont capables des mêmes violences que les hommes », affirme Véronique Gaby. La psychologue de l’association vient ainsi bousculer un deuxième tabou : celui de la femme au comportement violent. Comment une « petite chose fragile » peut-elle assujettir un homme, physiquement plus fort ? « Beaucoup d’hommes n’ont pas envie de surenchérir, répond Véronique Gaby. Et il ne faut pas minimiser la force décuplée par la colère. » La psychologue précise toutefois que les femmes auteures de violence l’ont toutes subie pendant leur enfance. « Elles viennent souvent consulter d’elles-mêmes, car elles souffrent de ce comportement qu’elles n’arrivent pas à maîtriser. »

Depuis qu’il a lancé le Service de Soutien aux Conjoints Hommes à Genève (SCH ge) à fin 2011, le psychothérapeute Serge Guinot a reçu dans son cabinet une vingtaine d’hommes victimes de violence conjugale. « Dans un premier temps, ils tentent de calmer le jeu. Mais en voyant que cela ne fonctionne pas, ils se sentent démunis et se retrouvent enfermés dans un mécanisme qui les dépasse. » D’après le psychothérapeute, il faut en moyenne sept à dix ans pour qu’un homme décide d’en parler. « Je suis souvent la première personne avec laquelle ils brisent ce silence. En parler, même à la police, signifie à leurs yeux rendre visible le fait qu’ils n’ont pas été assez forts et le risque bien réel de s’exposer aux moqueries. »

Quand vient le déclic

Trois facteurs sont souvent déclencheurs de la volonté de rompre la relation et, en fin de compte, de se poser comme victime. La peur, les enfants et le fait que la violence devienne visible à l’extérieur du cercle familial – par exemple, lorsque le harcèlement envahit le lieu de travail. Les hommes aimeraient faire comme les femmes qui trouvent le courage de partir avec les enfants dès lors que leur conjoint s’en prend à eux. Mais ils se retrouvent alors face à un dilemme : « Comment quitter une femme au comportement violent, en laissant ses enfants avec elle ? » Là encore, l’inégalité de traitement face à la violence conjugale penche en faveur des femmes. Ces dernières peuvent se réfugier avec leurs enfants dans un foyer, laissant les pères sans nouvelles.

A l’inverse, il est difficile d’appliquer la loi en faveur des hommes, tant est ancrée l’image de la femme « douce et maternelle » dans l’esprit des gens. Le président de VeV raconte que, dernièrement, l’office des tutelles l’a contacté pour l’accueil d’un père avec sa fille de huit ans à Zwüschehalt, son épouse étant alcoolique et violente. Finalement, l’homme est venu seul. La police, alertée par la mère, l’a interpellé et ramené l’enfant auprès d’elle.

Les deux hommes interrogés tiennent le même discours. La menace faite par les femmes d’enlever les enfants à leur conjoint est récurrente. « Tous les pères qui viennent ici ont cette même peur de ne plus les voir », confirme Serge Guinot de SCHge. Une crainte justifiée, selon lui, lorsqu’on constate les difficultés qu’ont les pères divorcés à obtenir la garde des enfants. « Surtout lorsqu’on a affaire à des violences psychologiques ou économiques, difficiles à prouver devant un juge », précise-t-il.

La violence économique est généralement entendue comme une dépendance provoquée par l’homme sur la femme. Elle se manifeste de manière différente en sens inverse. « Lorsque la femme interdit ou force à travailler, lorsqu’elle s’approprie l’argent, ou encore lorsqu’elle s’empare du contrôle des dépenses, énumère Serge Guinot. Sans oublier que lorsqu’il se sépare de sa femme, l’homme y laisse la moitié de son salaire… »

Au Canada, une vaste enquête est menée tous les cinq ans depuis 1999 par l’Institut de la statistique du Québec, basée sur un sondage mené auprès de vingt-trois mille personnes des deux sexes. Résultat étonnant : hommes et femmes sont à égalité dans le recours à la violence physique. Mais, toujours selon l’enquête, les femmes sont plus nombreuses à subir des blessures plus graves et à avoir craint pour leur vie. Pour Anna Golisciano, cheffe du projet Vivre sans violence, la violence conjugale est fortement liée à la notion de genre et les femmes en sont les principales victimes. « La violence n’est pas une histoire de sexe, résume quant à elle Véronique Gaby. Hommes, femmes, couples hétéro- ou homosexuels y ont recours. Et ce n’est pas la taille du préjudice qui compte, mais le traumatisme ressenti. Quel que soit le type de violence, elle fait souffrir et empêche l’autre de s’épanouir. »

Magazine Amnesty, n°72, février 2013

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