Rencontre avec Dominique Vincent : "Honorons notre pouvoir phallique !". RH Infos n°22, décembre 2000


Rencontre avec Dominique Vincent : "Honorons notre pouvoir phallique !"

 

Dominique Vincent est issu d’une famille de la bourgeoisie catholique traditionnelle. Au début des années 60, de 18 à 24 ans, il fait un passage au grand séminaire de Nancy, puis dans une congrégation religieuse. C’est le début d’une quête qui le mène au Québec, en Colombie britannique, au Moyen-Orient, en Inde, pour finalement le ramener en France en 94. Il obtient une licence de philosophie, un diplôme d’éducateur spécialisé et une licence de psychoéducation de l’université de Sherebrook au Canada. Dès le début des années 70, il se spécialise dans les thérapies psychocorporelles, rebirth, encounter, régression, thérapie par la voix et médecine chinoise - en même temps qu’il pratique l’agriculture biologique, dont il est l’un des pionniers au Québec. Il fait de nombreux voyages en Orient. En 1996, il participe au groupe RH Ma violence. Il écrit, avec sa compagne Christine Lorand, un ouvrage intitulé Le couple sur la voie tantrique (ALTESS, 1998). Il est d’ailleurs apparu avec elle dans le magazine "A votre santé" diffusé sur France 2 le 27 novembre dernier, et consacré à "La dictature du désir".

 

Paris, 12 novembre 2000. Nous attendons Dominique, au vingt et unième étage d’une tour, dans le dix-neuvième arrondissement. Nous fourbissons nos ultimes questions sur notre sujet préféré, l’identité masculine. Notre homme arrive, s’installe... et ouvre un carnet rempli de notes.

 

RH Infos - Bravo, Dominique, tu es un interviewé sérieux. Apparemment, tu as déjà commencé le travail...

 

Dominique - Oui, et dans le métro, de voir tous ces hommes se déplacer vers leurs bureaux ou les courses de Noël, ça a relancé ma réflexion. Après mai 68, j’ai été influencé par le mouvement du retour à la terre. J’ai passé dix ans dans une ferme au Québec avec ma femme et mes deux enfants. J’ai fait tous les travaux avec des chevaux. Lors de notre arrivée - femme enceinte et bébé de dix-huit mois - il m’a fallu creuser dans deux mètres de terre gelée pour atteindre la tête du puits et relancer la pompe ! Pour l’hiver, je devais aller chercher des tonnes de bois dans les forêts. Dans un tel contexte, les rôles sont distribués naturellement. Si tu ne veux pas crever de froid, tu sors tes muscles et tu te bats avec la nature. Et moi j’avais du plaisir à le faire. Mais aujourd’hui, où est-elle, ton identité masculine, quand tu travailles dans un bureau ? Il faut la chercher à un niveau beaucoup plus profond. Comment peux-tu exercer ton pouvoir phallique ?

 

- Tu as dit « pouvoir phallique » ? Tu es machiste ?

 

- Pas du tout. Le pouvoir phallique, c’est tout simplement le pouvoir vital. Ce n’est pas le pouvoir sur les autres, l’abus de pouvoir, comme dans le patriarcat. C’est le pouvoir d’affirmer ce que je suis, ce que je vois, ce que je désire. C’est aussi le pouvoir géniteur, de concevoir et de créer, le lieu de la semence qui explose de vie.

 

- D’accord pour le « pouvoir ». Mais l’homme n’est pas fait que de son sexe. Pourquoi se focaliser sur cette partie du corps ?

 

- Justement parce que c’est la plus claire expression de l’identité masculine. L’homme, c’est une érection, un axe. Il émerge du monde avec sa vérité intérieure. Il se dresse, de manière verticale. Il se tient droit, stable dans l’espace. C’est un sens qu’on peut lire dans les repré-sentations symboliques qu’en ont fait plusieurs civilisations. Par exemple les menhirs, qui sont des pierres à la fois plantées dans la terre-mère, et levées vers le ciel. Ou les totems des Amérindiens. Ceux-là, en plus, sont gravés de multiples visages d’animaux, qui représentent la lignée : ils sont en rapport avec l’animalité, mais une animalité consciente. Ce qui y apparaît le plus, ce sont des yeux énormes à tous les niveaux. D’ailleurs « animal » signifie « de la matière habitée par une âme ».

 

- C’est vrai que dans notre société, il n’y a plus guère de représentation du phallus. On ne voit des sexes d’hommes que dans la pornographie...

 

- La pornographie, c’est le fantasme, et le fantasme, c’est le cerveau. Dans le porno, je ne suis pas avec une femme réelle, je suis avec un être imaginaire et je presse des boutons-réflexes. C’est un ersatz, un détour plus ou moins pervers. C’est le contraire du pouvoir phallique, qui regarde droit, qui regarde le réel. J’ajoute que le problème, ce n’est pas d’avoir des érections mécaniques - le problème, c’est : est-ce que je suis capable de me tenir debout et droit devant ma femme ?

 

- Il y a aussi une manière humoristique d’en parler, par exemple celle de Pierre Perret dans sa chanson Le zizi...

 

- Pourquoi pas ? La sexualité a été rendue trop sérieuse. Il est bon de la dédramatiser, d’en parler avec humour. Mais cela ne suffit pas. En tant que symbole, le phallus appartient à la sphère du sacré. En Inde, on honore le Lingam, une pierre noire dressée, qui représente le phallus du dieu Shiva, dans une vulve stylisée, celle de la grande déesse de la fécondité. Des prêtres versent dessus un liquide qui ressemble à du sperme. Il y aussi des temples avec des dizaines de statues qui représentent des hommes et des femmes pratiquant le coït, dans toutes les positions. Et cela dégage une atmosphère de mystère et de sacré. C’est tout de même une autre dimension que d’adorer le Christ agonisant sur la croix !...

 

- En effet. Mais que pouvons-nous faire de ces symboles dans la vie courante ?

 

- Les sentir, les mettre dans ce que nous vivons. Si je me sens Shiva Lingam ou totem, je vis mon corps d’une manière complètement différente, je me vis moi-même dans le monde de manière complètement différente. Mon désir devient sacré. Il faut réhabiliter le désir de l’homme, cette pulsion qui l’amène à proposer, à « pousser » à la relation sexuelle, à initier. On en a beaucoup dénoncé l’aspect excessif, et c’est tant mieux. Mais il s’agit bien de la polarité mâle de l’énergie. Cela n’empêche pas que la femme a le droit de se refuser, et qu’il faut respecter ce refus.

 

- La découverte du pouvoir phallique passe par le père, je suppose...

 

- Bien sûr. En psychanalyse, on parle de « castration symbolique » pour exprimer que le père exclut le fils de l’union avec la mère. Mais je trouve que le terme est mal choisi. Le père ne castre pas l’enfant, bien au contraire. Il l’aide à se séparer de sa mère et lui ouvre ainsi la possibilité de s’identifier à lui et d’entrer dans le domaine du désir. Sans lui, c’est la mère qui va garder l’enfant, se l’approprier et le castrer d’une façon dramatique, en lui interdisant à la fois l’élan à devenir comme le père, et l’accès au désir pour une femme autre qu’elle. Sans le père, on ne peut même pas dire que le petit garçon puisse désirer la mère, car il ne peut avoir conscience d’exister comme être autonome. D’ailleurs l’enfant a déjà en lui la volonté de quitter la mère : le père ne fait que l’aider, en lui tendant la main, en l’amenant à la socialisation. Pour moi, c’est seulement à la cinquantaine que j’ai compris l’ampleur des dégâts. Mon grand-père maternel a été tué la première semaine de la guerre de 14 : la famille l’a attendu quatre ans, en espérant encore... Ma mère est restée avec ma grand-mère, dans un monde purement maternel, privé de l’homme. Quant à mon grand-père paternel, je n’ai jamais entendu parler de lui en termes positifs par mon père : il n’avait de mots que pour sa mère, il est parti de chez elle comme un fils à maman, il a fait son chemin dans son désir à elle. Bref, je n’ai pas eu d’image positive de l’homme, sauf celle du héros de 14... un mort. En ce moment, dans mes difficultés avec ma compagne, je découvre que je n’ai pas en moi la construction habituellement donnée par le père. Il me manque un morceau, que je dois retrouver. Récemment, en méditant, j’ai senti pour la première fois le cri désespéré du petit garçon qui appelle son père, avec la conscience aiguë qu’il me manque d’avoir appris de lui comment être en face d’une femme. Cela a été un moment dramatique. J’ai été traversé par d’énormes sanglots. C’est cela l’énergie masculine que je recherche : l’énergie du sexe qui monte, pas seulement pour le coït, mais pour se dresser soi-même tout entier dans sa vérité et dans sa force intérieure.

 

- Tu peux donner des exemples d’hommes qui l’ont mise en pratique ?

 

- Oui. Je pense tout de suite à Socrate, cet homme qui questionnait, qui plaçait les autres devant leurs contradictions pour les aider à découvrir leur vérité et qui en a assumé les conséquences jusqu’au bout : il a été condamné à mort et il a accepté de boire la ciguë. Je pense aussi à Osho, ce grand penseur indien qui a été montré du doigt de tous côtés, comme un chef de secte, mais qui a eu le courage de continuer à vivre sa vie comme il l’entendait, envers et contre tout et tous, de façon parfois outrancière mais avec un amour décapant pour tout ce qui a trait aux conditionnements sexuels, religieux et politiques. Tous deux se sont positionnés en guerriers.

 

- « Guerrier », ce n’est pas un terme très à la mode....

 

- C’est pourtant un aspect essentiel de l’énergie masculine. Je ne peux pas m’empêcher d’admirer certains types d’hommes : celui qui est capable de s’affirmer seul contre tous - celui qui risque sa vie pour une idée élevée, que ce soit la patrie ou la paix, même si elles sont discutables par certains aspects. Ainsi j’admire autant mon grand-père mort à la guerre de 14 que Jean Jaurès qui est mort, à l’inverse, pour empêcher cette guerre. Ceci dit, je parle ici du guerrier conscient de ce qu’il fait, qui mesure la justesse de ses actes, qui ne se contente pas d’obéir aux ordres.

 

- Si je comprends bien, tu n’es pas « non-violent » ?

 

- Non. La bonne question, c’est : si on me marche sur le pied, est-ce que je suis capable de dire non ? Si je vois un enfant agressé dans la rue, est-ce que je vais risquer mon intégrité physique pour le défendre ? Il y a aussi mon guerrier intérieur : est-ce que je suis en mesure de me positionner dans ma vie affective, en face de ma femme, ou dans mon travail, en face de mon chef ?

 

- Tu as été très influencé par Osho, je crois ?

 

- Oui. J’ai suivi son enseignement - en attendant de lui qu’il me mette en face de moi-même, et non pas qu’il me fournisse un mode de comportement tout prêt. Mais je vais profiter de la question pour raconter une histoire qui montre jusqu’où peut conduire la hantise actuelle des sectes. Dans le livre que j’ai écrit avec Christine, nous citons plusieurs textes de lui, d’ailleurs très beaux. Un grand éditeur avait accepté de nous publier, dans les meilleures conditions possibles. Pour nous la négociation était terminée... jusqu’au jour où il nous a rappelés : il fallait enlever toutes les références à Osho, et à la place utiliser des paraphrases, sans le citer, de façon tout à fait malhonnête ! Ce qui revenait à « castrer » nos sources. Nous avons bataillé pendant des mois, en proposant de garder au moins quelques textes avec des notes pour bien expliquer que c’est un penseur largement reconnu en Inde. Rien n’y a fait. Finalement nous avons rencontré un responsable : il nous a expliqué qu’il était en conflit depuis des années avec l’Eglise de scientologie, et que s’il publiait des extraits d’Osho il perdrait le soutien des associations anti-sectes, qui l’aidaient dans ce conflit ! Donc nous nous sommes repliés sur un petit éditeur, qui, lui, a déjà publié Osho. Commercialement nous y avons perdu, mais comme homme j’y ai gagné : j’ai résisté à une pression qui exigeait que je m’autocensure, que je me nie.

 

- ...alors que nombreux sont ceux qui font le choix inverse ! Mais parlons maintenant du plaisir. Je crois que tu as beaucoup de choses à dire là-dessus.

 

- Au cours de la relation amoureuse, c’est lorsque je n’ai pas de but, pas de projet, que je trouve le plus de plaisir. Le projet, c’est vouloir, par exemple, procurer un orgasme à ma partenaire, c’est craindre de ne pas avoir d’érection ou d’éjaculer trop vite, c’est rechercher quelque chose de spécifique. En fait, il s’agit pratiquement toujours de prouver quelque chose. L’alternative, c’est d’écouter les messages que le corps fournit moment par moment. S’il n’y a pas érection, c’est que je ne suis pas prêt. Rien ne sert de forcer - simplement attendre la magie qui survient en son temps quand l’amour est là. L’attitude habituelle, c’est : la tension monte, je décharge, la tension monte de nouveau, je décharge de nouveau, etc. Mais lorsque j’ai fini de décharger, c’est le vide : il ne me reste plus qu’à me retourner et à dormir ou aller fumer un clope à la fenêtre.

 

- Donc ce processus n’est pas obligatoire ?

 

- Mon expérience, c’est que je peux laisser monter la tension sans aboutir forcément à une décharge. Si je suis en accord avec ma partenaire, si en même temps que la tension je peux trouver aussi la détente, si je peux prendre mon temps - peut-être autant de temps qu’une femme sinon plus - j’ai la capacité de dépasser le niveau génital et d’habiter tout mon corps, en particulier mon coeur au centre de la poitrine, au centre de mes émotions, dans un élan amoureux chaque fois renouvelé. Alors c’est tout mon être qui est en érection. Le plaisir est complet, et d’une qualité différente. La relation peut durer plus longtemps, une heure ou plus. L’éjaculation n’est pas nécessaire - même si parfois il y a des spasmes orgasmiques. Quand je me retire, il reste une vitalité et un désir intense, qui nous permettent de nous retrouver un peu plus tard, au même niveau que précédemment.

 

- C’est l’inverse du stéréotype : l’homme avide de jouissance immédiate, l’homme qui « tire son coup »...

 

- Absolument. Il est tout à fait excessif de dire que l’homme n’est fait que d’appétit sexuel. Avant de pénétrer, beaucoup d’hommes ont besoin de temps, d’être reconnus, d’être caressés tendrement - un peu à la manière de ce que demandent les femmes. En tous cas moi, quand j’ai un élan du coeur, il s’exprime par une érection.

 

- Cela fait plaisir à entendre, c’est le cas de le dire. Maintenant, nous souhaiterions te demander ton point de vue sur divers problèmes ou phénomènes de société. Par exemple sur celui des « pères au foyer »...

 

- Tout dépend. S’il s’agit d’un homme qui a déjà assumé son rôle social et qui décide de prendre un temps, même long, pour s’occuper de ses enfants, pourquoi pas ? Mais s’il s’agit d’un homme qui ne veut pas assumer ce rôle, il y a inversion des polarités : c’est dangereux. Tout aussi dangereux que pour une femme qui reste au foyer toute sa vie et ne développe pas son pôle actif.

 

- Sur la féminisation du corps enseignant, et donc le manque de repères masculins à l’école pour les jeunes garçons...

 

- C’est une catastrophe. Les jeunes garçons ont besoin d’un type de créativité spécifique, de concret, de mouvement, d’affirmation. Il y a de moins en moins de valorisation de l’énergie masculine dans les écoles.

 

- Sur l’adoption d’enfants par des couples homosexuels...

 

- J’ai de gros doutes. L’enfant a besoin de se référer aux deux polarités. Bien sûr, dans ces couples il y a deux personnes, mais si les deux sont identiques... Il y a dans ce désir une contradiction : vouloir un enfant sans avoir à assumer la différence. Ne s’agirait-il pas essentiellement de colmater une blessure narcissique ?

 

- Et bien sûr, sur le Réseau Hommes...

 

- Je ne peux être que très favorable. Les groupes d’hommes satisfont des besoins que je connais bien : avoir des relations vraies avec des hommes, un miroir, un espace où je peux être vulnérable, trouver mon identité. C’est complémentaire de la thérapie : dans la thérapie, on se reconstruit par le transfert, on accepte de revivre des affects comme un enfant par rapport à un père. Le groupe, c’est le clan, une assemblée de frères, d’égaux, d’alliés. J’y vois une limite cependant : celle de rester sur le plan du mental, de ne pas rentrer assez dans l’émotionnel et le physique.

 

- Pour finir, une question sans rapport avec les précédentes, mais qui suscite notre curiosité. Tu as vécu longtemps au Québec, tu y retournes régulièrement. En quoi consiste cette différence de mentalité dont nous voyons les effets quand nous comparons la construction des Réseaux sur chaque continent ?

 

- J’ai senti cette différence mais moins maintenant. En bons descendants de Descartes, nous avons survalorisé l’intellect et le débat d’idées par rapport au corps et à l’action. Au Québec, l’amitié est plus ancrée, plus masculine. Cela a sûrement un rapport avec le climat : quand il fait moins quarante, que tu conduis sur une route de campagne et que tu te plantes dans le fossé, même le gars avec qui tu t’es battu la veille au bistrot s’arrête pour t’aider et on se donne ensuite une bonne poignée de main.

 

Propos recueillis par Dominique Georg et Patrick Guillot / RH Infos n°22, décembre 2000

 



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